(Note de lecture) Jacques Ancet, Zone franche, Poèmes II – 1974-1980, par Yann Miralles

Par Florence Trocmé

Après une première " reprise " (d'après le nom de cette collection chez Tarabuste) de ses Poèmes I (1966-1976) sous le titre Le Jour commence, Jacques Ancet publie Zone franche, qui comprend des recueils datant de 1974 à 1980. Comment expliquer ce geste anthologique, autrement bien sûr que par la volonté, du côté de l'auteur, de laisser une trace d'une œuvre poétique large et variée et plongeant ses racines en un temps désormais ancien ? Autrement dit : que nous fait, à nous, cette " archéophonie " (pour parler comme le poète Peter Gizzi) ? La réponse est peut-être dans le " post-scriptum ", justement situé au milieu de l'ouvrage :
Post-scriptum
soleil un
peu de
vent
sou
viens-toi
l'enfant
criait il
parle
maintenant (p. 95).
Parce que le titre évoque l'idée d'un après-dire, et donc une anticipation du livre aujourd'hui publié ; parce qu'il joue de l'éclat, des fragments, mais qui se répondent par un système subtil de rimes (" soleil "/ " sou ", " vent "/ " viens ", " enfant "/ " maintenant ") ; parce qu'il brouille ainsi la temporalité linéaire (le présent et l'imparfait se renvoient la balle, de même que le " souvenir " au coup coupé est rendu au présent, voire au futur proche, du verbe " venir "...) ; oui, parce qu'il fait feu de tout bois, ce poème apporte peut-être un réponse.
C'est que dès leur composition, les textes qui forment ce recueil ne cessaient de montrer un passé réversible, propre à être " repris ". Leur aspect fragmentaire, " éparpillé " (p. 50, 57, etc.), souvent quelques mots disséminés sur la page, étaient (et sont) non seulement comme des " phrases encore [...] / percées / de cris " (p. 65) ou même une seule " phrase / frangée / trouée " (p. 92), mais aussi et surtout une " phrase / inachevée " (p. 123). Les éclats du passé ne portent donc pas tant la marque d'un in illo tempore à jamais enfui ou clos sur lui-même qu'une invitation à être poursuivis, remontés, élargis. Voilà sans doute pourquoi tout brille ici, tout est propice à embrasement : le dit et le dire forment une seule signifiance d'une flamme à veiller et nourrir. " [E]ntre les mots / le feu " se propage dans les " feuilles " (p. 75), " sur la page / [l']enfance du soleil / voyage entre / les lignes // la couleur / recommence " (p. 89), " un mot / brille " (p. 103) et " des voyelles de lumière " (p. 62) ne cessent de scintiller dans, par exemple, la section " Pailles " (pp. 29-34) à travers tout un réseau prosodique (" paille ", " aille ", " mailles ", " brille ", " grille ", " oscille "...). C'est que " derrière le mot / d'autres mots / bougent " (p. 32) et " sous / la mémoire mot / à mot / s'ouvrent / des cercles " (p. 71). " Le passé composé " (titre d'une des sections) a donc une valeur de recommencement indéfini.
Contrairement à un trait d'époque (qui pouvait faire du morcellement ou du blanc sur la page une façon de traiter de l'indicible ou d'une expérience négative), dont on perçoit çà et là encore les signes (" jointure / forcée / du nom et de la chose ", p. 26), les poèmes de Jacques Ancet rejoignent quelque chose d'aérien, de souple, proches en cela des " phrases pour éventail " de Paul Claudel. Le battement apparition/disparition n'est pas élégiaque : il dialectise un même mouvement, une même force d'emportement où " le nom / ouvert " et " ce qui / l'efface " (p. 23), " quelques pas / s'éloignant / imperceptibles / mots " (p. 109) ou " sur l'écorce / gratter de l'ongle / quelques mots gris / et t'effacer " (p. 112) sont une manière de continuer au présent - d'être " parlant disant [...] / des mots des mots " (p. 152). Alors l'auteur peut bien jouer " l'anonyme " :
il
[...]
trace son nom sur la page
(jacques ancet)
et la mer l'efface (p. 164),
cette signature paradoxale est une façon de matérialiser le rôle actif du temps (et donc des lecteurs.trices que nous sommes). Dès lors on pourrait dire de ces poèmes et de l'expérience de lecture qu'ils requièrent ce que Louis-René des Forêts affirme dans Ostinato : " Non pas cela fut. Cela est, qui ne demandait qu'un peu de temps et l'abandon au courant de la langue pour refaire surface. " A nous de reprendre souffle, aujourd'hui, dans et par le souffle du poème !
Yann Miralles

Jacques Ancet, Zone franche, Poèmes II - 1974-1980, Tarabuste, Collection " Reprises ", 2022.
Extraits :

inquiet soudain
sortant des mots
papa
criant
au bord des mains
papa
(mémoire)
les yeux la lumière
bougent
(" Enfance ", p. 91)

olson
(spring)
vert insecte
jaune presque
sur la page
longeant
un vert the a
pril
moon comme dé
chiffrant flakes
the
night
effacé dans le
blanc
(" Lecture du printemps ", p. 153)
ton souffle, le mien
fraîcheur, tiédeur
infime turbulence
mouvement à peine,
corps sans limites peut-être
parcelles aveugles
clignotements
astres noyés dans leur laitance et qui, soudain, perçoivent leur clarté
se voient brûler, couler, disant leur perdition, le grain de feu où le feu se concentre, le signe tissé de tous les signes, la voix peuplée de toutes les voix.
(L'heure de cendre, pp. 193-194)