[NDLR : la poète portugaise Ana Luísa Amaral vient de disparaître ce 5 août 2022. Catherine Dumas qui la traduit en français a proposé à Poezibao ce dossier, présentation et sélection de poèmes, en hommage à cette importante figure de la poésie portugaise.]
Ana Luísa Amaral (1956-2022) est née à Lisbonne ; elle habitait Leça da Palmeira, dans les environs de Porto, depuis l’âge de 9 ans. Professeure associée de la Faculté des Lettres de Porto, elle est l’auteure d’une thèse de doctorat sur Emily Dickinson dont elle a traduit la poésie en portugais. Elle a publié une trentaine de livres de poésie, de fiction, de théâtre, de littérature pour la jeunesse, d’essais. Outre Emily Dickinson, elle a traduit la poésie de John Updike, William Shakespeare et Louise Glück. Certains de ses textes ont été portés à la scène ou adaptés à la télévision.
Ses œuvres les plus récentes sont Arder a Palavra e Outros Incêndios (essai, Relógio D’Água, 2017), Ágora (poésie, Assírio & Alvim, 2019), Mundo (Assírio & Alvim, 2021) et O Olhar Diagonal das Coisas (réunion de sa poésie depuis son premier livre édité en 1990, Assírio & Alvim, 2022). Ses livres ont été traduits dans plusieurs pays tels que l’Angleterre, les États Unis, l’Espagne, le Brésil, la France, la Suède, la Hollande, le Venezuela, l’Italie, la Colombie, le Mexique, ou l’Allemagne. En France, on retiendra notamment Images, trad. Catherine Dumas, Vallongues Éditions, 2000, L’Art d’être tigre, trad. Catherine Dumas, le Phare du Cousseix, 2015 et Sopro/Souffle, trad. Catherine Dumas, Cahiers de l’Approche, 2022). Parmi les nombreuses distinctions et les prix qu’elle a obtenus, se détachent la Médaille de la Ville de Paris (2000) et le prix 2021 Reina Sofia de Poésie Ibéro-américaine.
En tant qu’universitaire, ses champs de recherche sont les Études Féministes, les Études de Genre, les Poétiques Comparées et les Études Queer. Elle est à l’origine de plusieurs projets internationaux sur la réédition et la réception internationale des Nouvelles Lettres Portugaises des Trois Marias (Maria Isabel Barreno, Maria Teresa Horta, Maria Velho da Costa) et sur les Intersexualités. Très impliquée dans la vie universitaire, elle le fut aussi dans la société civile, défendant les minorités LGBTI et les sans voix en général. Elle a animé, avec le réalisateur Luís Caetano, sur la radio RTP2, depuis 2017, le programme qui tire son titre de l’un de ses poèmes, “O som que os versos fazem ao abrir” (“Le son que font les vers quand ils s’ouvrent”). Cette émission hebdomadaire, devenue très populaire au fil du temps, présente “des poètes qui utilisent des mots et des images simples pour nous parler des vérités les plus profondes de la vie, du monde et de l’être humain”. Cette phrase définit au mieux la poésie d’Ana Luísa Amaral elle-même, qui opère une relecture de la tradition et de l’histoire tout en s’appuyant sur les détails d’un quotidien à la fois cruel et réenchanté. Elle varie les échelles de l’infime à l’infini et surprend par un usage de la syntaxe souvent subversif. Car Ana Luísa Amaral, avec le sourire radieux qu’elle adressait au monde, était une personne hautement subversive. Et sa poésie reflète la personne qu’elle était, ce à quoi elle tenait beaucoup. “La littérature n’est rien sans la vie. Mais la vie n’est pas la littérature”, écrivait-elle en 2010 (1). Elle nous lègue aujourd’hui cette phrase à méditer.
On peut l’écouter (en portugais) dans le long entretien qu’elle venait de donner à Vítor Gonçalves dans l’émission “A grande entrevista” sur RTP3, quelques jours avant de s’éteindre.
(1) Ana Luísa Amaral, Journal intime écrit pour Jornal de Letras (JL) en 2010.
source de la photo
VISITAÇÕES OU POEMA QUE SE DIZ MANSO
De mansinho ela entrou, a minha filha.
A madrugada entrava com ela, mas não
tão de mansinho. Os pés descalços,
de ruído menor que o do meu lápis
e um riso bem maior que o dos meus versos.
Sentou-se no meu colo, de mansinho.
O poema invadia com ele, mas não
tão mansamente, não com esta exigência
tão mansinha. Como um ladrão furtivo,
a minha filha roubou-me inspiração,
versos quase chegados, quase meus.
E mansamente aqui adormeceu,
feliz pelo seu crime.
VISITATIONS, OU POÈME QUE L’ON DIT DOUX
Tout doucement elle est entrée, ma fille.
L'aurore entrait avec elle, mais pas
aussi doucement. Les pieds nus,
faisant moins de bruit que mon crayon
avec un rire bien plus grand que celui de mes vers.
Elle s'est assise sur mes genoux, tout doucement.
Le poème comme elle envahissait, mais pas
aussi doucement, pas avec cette exigence
tout aussi douce. Comme un voleur furtif,
ma fille m'a volé l'inspiration,
vers si proches, presque miens.
Et doucement ici elle s'est endormie,
heureuse de son crime.
DOIS CAVALOS: PAISAGEM
Estão lado a lado,
naquela praça em frente da igreja,
nesse calor de quando o mundo oscila
na linha de horizonte,
e o rio quase defronte:
uma miragem
Estão lado a lado,
sujos de pó, as cabeças tombadas para a frente,
unidos pelo jugo desigual, a carroça apoiada no muro
mas pronta a ser unida aos corpos deles
Estarão feitos assim: velhos amigos,
os corpos encostados mesmo neste calor,
pela aliança muda?
Arreios, cabeçadas, todos os instrumentos
do que parece ser mansa tortura
mais o freio, ou bridão,
parecido com aquele colocado na boca das mulheres
que desobedeciam,
e era isso há muito tempo,
pelo menos quatro séculos,
ou semelhante ao que se usava
nos escravos, cobrindo-lhes a boca
para que não se envenenassem,
porque se recusavam a viver
escravos
e era isso quase agora, no século passado
Mas eles não criam caos nem desacato,
não se revoltam nem tentam o veneno
se o freio agudo lhes fere, pungente,
gengiva, língua, osso
Só se encostam quietos, um ao outro,
cabeças derrubadas para a frente,
à espera do chicote
que chegará depois com a carroça, pronta
para a entrega das coisas
humanas, o comércio
E é esta a mais perfeita
das colonizações
DEUX CHEVAUX : PAYSAGE
Ils sont côte à côte
sur cette place devant l’église,
dans cette chaleur où le monde oscille
sur la ligne de l’horizon,
et le fleuve presque en face :
un mirage
Ils sont côte à côte,
poussiéreux, la tête pendant en avant,
unis par le joug inégal, la charrette appuyée au mur,
mais prête à rejoindre leurs corps
Seraient-ils ainsi faits : de vieux amis,
leurs corps appuyés l’un sur l’autre, même par cette chaleur,
dans leur muette alliance ?
Harnais, licous, tous les instruments
de ce qui semble être une douce torture
et puis le mords, ou bride,
analogue à celui que l’on mettait dans la bouche des femmes
qui désobéissaient,
et c’était il y a longtemps,
au moins quatre siècles,
ou semblable à celui que l’on utilisait
chez les esclaves, en leur recouvrant la bouche
pour qu’ils ne s’empoisonnent pas,
car ils se refusaient à vivre
en esclaves
et ça c’était presque à présent, au siècle passé
Mais eux, ils ne causent ni chaos ni rébellion,
ne se révoltent ni ne tentent le poison
si le mords acéré leur blesse, à vif,
gencives, langue, os
Ils s’appuient sagement l’un sur l’autre,
la tête tombant e avant,
dans l’attente du fouet
qui arrivera bientôt avec la charrette, prête
à livrer des choses
humaines, le commerce
La voilà, la plus parfaite
des colonisations
PRECE NO MEDITERRÂNEO
Em vez de peixes, Senhor,
dai-nos a paz,
um mar que seja de ondas inocentes,
e, chegados à areia,
gente que veja com coração de ver,
vozes que nos aceitem
É tão dura a viagem
e até a espuma fere e ferve,
e, de tão alta, cega
durante a travessia
Fazei, Senhor, com que não haja
mortos desta vez,
que as rochas sejam longe,
que o vento se aquiete
e a vossa paz enfim
se multiplique
Mas depois da jangada,
da guerra, do cansaço,
depois dos braços abertos e sonoros,
sabia bem, Senhor,
um pão macio,
e um peixe, pode ser,
do mar
que é também nosso
PRIÈRE EN MÉDITERRANÉE
Au lieu des poissons, Seigneur,
donne-nous la paix,
une mer qui ait des vagues innocentes,
et, une fois arrivés sur le sable,
des gens qui voient avec un cœur prêt à voir,
des voix qui nous acceptent
Le voyage est si dur
et même l’écume blesse et bout,
et, si haute, aveugle
pendant la traversée
Fais, Seigneur, en sorte qu’il n’y ait aucun
mort cette fois-ci,
que les rochers soient au loin,
que le vent se calme
et qu’enfin ta paix
se multiplie
Mais après le radeau,
la guerre, la fatigue,
après tes bras ouverts et sonores,
on aimerait bien, Seigneur,
un petit pain mollet,
et un poisson, pourquoi pas,
de la mer
qui est aussi la nôtre
A CASTANHA
Rasguei,
como se fosse um pensamento,
uma castanha brava apanhada do chão,
a sua casca acesa e perturbante
A castanha era brava, no sentido
mais breve da palavra,
aguerrida castanha muito jovem,
que lutou contra a força dos meus dedos
Ergui depois, vencido,
o corpo da castanha
usando como berço as minhas mãos
Despido, incandescente,
polimento de cera, cor realmente
nomeando a coisa
Em desvio,
como acontece em tanta natureza,
a zona branca destoando o resto:
uma face de Deus, uma fronteira?
um sobressalto em face do igual?
Hesitante, pousei-a junto às folhas nuas
e ficámos as duas,
como um pensamento,
na nossa dividida
solidão
LA CHÂTAIGNE
J’ai fendu,
comme si c’était une pensée,
une châtaigne sauvage ramassée par terre,
sa bogue enflammée, perturbante
La châtaigne était sauvage, au sens
le plus stricte du mot,
châtaigne aguerrie dès le plus jeune âge,
qui a lutté contre la force de mes doigts
Puis j’ai brandi, vaincu,
le corps de la châtaigne,
mes mains en guise de berceau,
Dénudé, incandescent,
lustre de cire, couleur réelle
nommant la chose
Détournement,
comme si souvent dans la nature,
la zone blanche détonnant du reste :
un visage de Dieu ? une frontière ?
un sursaut face au même ?
Hésitante, je l’ai posée à côté des feuille nues
et nous voilà toutes les deux
comme une pensée,
dans notre division en
solitude
TESTAMENTO
Vou partir de avião
e o medo das alturas misturado comigo
faz-me tomar calmantes
e ter sonhos confusos
Se eu morrer
quero que a minha filha não se esqueça de mim
que alguém lhe cante mesmo com voz desafinada
e que lhe ofereçam fantasia
mais que um horário certo
ou uma cama bem feita
Dêem-lhe amor e ver
dentro das coisas
sonhar com sóis azuis e céus brilhantes
em vez de lhe ensinarem contas de somar
e a descascar batatas
Preparem a minha filha
para a vida
se eu morrer de avião
e ficar despegada do meu corpo
e for átomo livre lá no céu
Que se lembre de mim
a minha filha
e mais tarde que diga à sua filha
que eu voei lá no céu
e fui contentamento deslumbrado
ao ver na sua casa as contas de somar erradas
e as batatas no saco esquecidas
e íntegras
TESTAMENT
Je vais partir en avion
et la peur des hauteurs qui s'immisce en moi
me fait prendre des calmants
et me donne des rêves confus
Si je meurs
je veux que ma fille ne m'oublie pas
que quelqu'un chante pour elle, même d'une voix fausse
et qu'on lui offre la fantaisie
plutôt qu'un horaire précis
ou qu'un lit bien fait
Donnez-lui don d'amour et de voir
au-dedans des choses
de rêver de soleils bleus et de ciels brillants
au lieu de lui apprendre à faire les additions
et à éplucher les pommes de terre
Préparez ma fille
à la vie
si je meurs en avion
et suis détachée de mon corps
et deviens un atome libre tout là-haut dans le ciel
Qu'elle se souvienne de moi
ma fille
et plus tard qu'elle dise à sa fille
que je me suis envolée tout là-haut dans le ciel
et que j'étais en contentement ébloui
de voir que dans sa maison les additions étaient fausses
et que les pommes de terres restaient dans leur sac oubliées
et intègres
Présentation, sélections de poèmes et traductions de Catherine Dumas.