(Note de lecture) Isabelle Lévesque, Elles, par Philippe Fumery

Par Florence Trocmé


Dans ce recueil, onze toiles de Fabrice Rebeyrolle sont placées en regard des onze poèmes d’Isabelle Lévesque. Le lecteur est confronté à une expérience singulière, saisi par la verticalité des formes offertes et autant, si ce n’est davantage, par la frontalité des images. Le regard qu’il veut porter à ces silhouettes peine à se poser, il est confronté à l’absence de visage, de regard soutenant le sien. Chaque portrait est escamoté, il se dérobe sous l’accumulation des plis d’un tissu sombre et trop lourd à porter.
Le peintre nous propose-t-il une série de portraits ? Ce recueil dit pleinement le manque le plus flagrant, repris de toile en toile, celui qu’il faudrait chercher au plus intime. L’on ne saura pas si le peintre a peint les visages, les yeux, la chevelure, avant de les recouvrir d’une nouvelle couche plus sombre, bleue ou noire. Malgré la rudesse du sujet, la violence est aussi montrée avec un drapé, un velouté donné au bleu, un éclat pour l’or, une manière digne et désarmante.
Peut-on faire converser les poèmes avec ces portraits de femmes dont tout le visage est maintenu hors de portée : lèvres closes, traits effacés, toute expression bannie ? Isabelle Lévesque écrit ses poèmes sous le titre donné au recueil : « Elles », et l’on comprend d’emblée qu’elle ne peut écrire « Nous », qu’elle ne peut rejoindre ces femmes, qu’un éloignement leur a été imposé, que leur enfermement ne se relâchera pas. Elle va tenter de les rejoindre, femmes reléguées dans leur propre communauté, par une parole qui dénoue les liens avant d’en tisser de nouveaux.
Isabelle Lévesque ouvre le registre du flou, de l’effacement : « apparence, silhouette indiscernable, forme, voile, spectre, masque ». L’éventail est large. L’aspect uniforme de ces femmes tend à montrer un « corps seul pluriel ».
C’est le temps du questionnement : « pourquoi le silence », « on ne sait combien de visages », « les yeux sont-ils fermés ? ». Chacune de ces questions pourrait être un faux-fuyant face à la réalité pesante, mais Isabelle Lévesque n’élude pas « l’unique question (pourquoi ?) ».
« Elles » sont des personnes sans voix. Isabelle Lévesque accumule les mots pour le signifier, des formules justes et ciselées : « mutique », « cri informulé », « la perte rouge du cri », « le silence pesé », « le verbe crié bas ». Dans le cas de ces femmes, ce silence n’est pas qu’un constat, c’est le résultat tangible d’une contrainte, d’une séquestration : une formule telle que « le soupirail muet muré » est sans appel.
Ces femmes souffrent, il ne peut en être autrement. Isabelle Lévesque évoque « le cercle meurtri d’un corps », la femme « défigurée », « la sainte aux mains coupées », « une douleur commune ». Même si rien ne peut transparaître sous les voiles épais, la question taraude l’auteur : « les femmes sont-elles blessées ? ».
Un changement est-il envisageable ? Pour l’heure, la seule alternative semble être « exister » ou « disparaître ». Plus que de droits humains, il s’agit de la perte d’humanité. L’espoir est-il permis de voir l’étau se desserrer ? Ces femmes peuvent-elles un jour devenir des personnes libres d’aller et venir, de parler, de chanter, d’exprimer leurs choix, d’aimer, d’étudier, de s’épanouir ? Pour l’heure, tout ceci est en germe, étouffé, mais Isabelle Lévesque risque des ébauches qu’elle sent poindre dans certaines postures : une sainte, une mariée, une guerrière même cyclope.
Dans le film « Fabrice Rebeyrolle, l’énigme de la visibilité », réalisé par Estienne Rylle, le peintre, qui aime lire la poésie et citer les poètes, conclut en disant qu’au fond, depuis le début, il a imaginé son travail en ce sens : « m’efforcer d’affirmer une voie humaine possible, un chemin, une attitude, une dignité, une lueur en somme ».

C’est le sens de la préface qu’a rédigée Sylvie Fabre G, qui redit le risque de voir sombrer une part de l’humanité : « La peinture, comme la poésie, apparaissent alors comme ces lampes qui s’allument pour que ‘la nuit ne soit pas totale » et nous d’éternels égarés’ ».
Philippe Fumery

Fabrice Rebeyrolle, Isabelle Lévesque, « Elles », éditions Mains-Soleil, 2021, non paginé, 15 euros.
Les toiles ont été présentées sous le titre « Coexister », dans la galerie Capazza, à Nançay-en-Sologne, au printemps 2022.
Extrait.
Compter les plis chassés noirs :
il dépasse du présage de la multitude
– à chaque silence,
le mot assoupi veille le signe défaillant.
Lire l’inscription, voix haute
et forte assertion.
Six étoffes, six voiles et le cri
de l’une à l’autre roule et revient,
liant le tissu du paraître à chacune.
Il se murmure. Avoisine le corps seul pluriel.
De si loin qu’il souffle, il enfle et sécrète
la substance bleue d’un pronom
témoin de la dissonance.
Peut-être l’espoir en Elles ?