Catherine Foster et Stephen Gould
Le coronavirus a changé beaucoup de donnes en matière de programmation de spectacles. C'est ainsi que le nouveau Tristan de Bayreuth a été mis sur pied en un temps record et que cette année est exceptionnelle sur la colline verte parce que le Festival présente pas moins que cinq nouveaux opéras (les quatre soirées de L'anneau du Niebelung et Tristan). Roland Schwab a accepté le défi de monter Tristan en moins de six mois, et malgré ce temps étranglé, réussit un coup de maître !
L'approche du metteur en scène
Tristan et Iseult est l'oeuvre ultime centrée sur l'amour. Aucun opéra, aucun spectacle, aucun film n'a jamais été aussi conséquent, voire radical, à cet égard. Appelée "intrigue" par Wagner, cette pièce est moins une action qu'une réflexion sur la passion et la vengeance, le jour et la nuit, la négation du monde et la transcendance. L'affirmation de base, presque folle, est que tout désir, tout amour ne trouve son accomplissement que dans la mort.
Après des périodes de méfiance à l'égard de ces grands sentiments et de nombreuses approches scéniques visant à les déconstruire, nous souhaitons — dans le contexte de notre monde actuel qui se voit menacé par des horreurs apocalyptiques — redonner délibérément de l'espace au désir, que nous considérons comme un besoin humain existentiel fondamental. La beauté est indispensable ! Tout comme la conviction que l'amour transcende effectivement notre monde.
Jamais la négation de la vie n'avait été mise en musique de manière aussi envoûtante que dans Tristan und Isolde de Wagner. Comment faire correspondre une mise en scène à cette musique singulière, qui abolit les frontières comme aucune autre musique ? Des frontières entre un moi et un toi, des frontières entre la vie et la mort ? Comment faire en sorte que la mise en scène correspond à une musique qui nous transporte, sous hypnose chromatique, dans l'illimité de l'univers, y compris dans l'univers sans limites de notre propre âme ? Jusqu'à ce que tout langage, tout être et toute aspiration ne soient plus que des sons ? La réponse doit être aussi radicale que l'est cette œuvre : le concept primaire, c'est la musique, le son lui-même. Il n'y a pas de thème plus important pour nous. Il n'y a rien d'autre à mettre en scène ! Ce que nous voulons créer pour Bayreuth, c'est un adagio de la nuit, plein de nostalgie. Plein de séduction, de magie d'outre-tombe. Un excès nocturne d'évasion qui est totalement à l'opposé de tous les fantômes diurnes actuels : »Gib Vergessen, dass ich lebe ... löse von der Welt mich los.«.(1) ("... fais-moi oublier que je vis... détache-moi du monde" !) [Traduction libre de la présentation du metteur en scène Roland Schwab sur le site du Festival].
(1) Citation du célèbre duet d'amour "O sink hernieder"
Compte-rendu de la représentation du 12 août
Roland Schwab nous offre un Tristan ubiquiste et intemporel. Il y a peu de références aux temps et lieu mythiques de l'action, sinon peut-être dans les costumes du roi Marke et de Melot, même s'ils pourraient tout aussi bien être issus d'une quelconque odyssée de l'espace. Pas de référence au moyen âge celtique, ni vaisseau, ni château en Cornouailles, ni château de Karéol. Roland Schwab et son équipe, — Piero Vinciguerra pour les décor associés à Luis August Krawen pour les vidéos et à Nicol Hungsberg pour les lumières, — ont conçu un décor unique en évolution, que les vidéos et les lumières transforment et animent. La fascinante structure scénique ovale et organique comporte deux niveaux : l'ovale inférieur au niveau du plancher de scène comporte en son centre ce qui se présente d'abord comme un lac qui reflète le ciel changeant qu'on voit défiler dans l'espace ouvert au centre de l'ovale supérieur, qui comporte une galerie, où se déroulera une partie de l'action des rôles secondaires, — ainsi de l'accueil du roi Marke à l'arrivée en Cornouailles, des scènes avec Kurwenal ou Brangäne, le pâtre ou encore des combats qui précédent le final (assassinat de Melot). Tristan et Isolde ne se déplacent quant à eux que sur le plateau de scène. Le jeu scénique des deux amants est plutôt statique et lent, mais le défilé constant des ciels diurnes puis nocturnes, des nuages et de la voûte céleste étoilée, la constante réflexion du ciel changeant dans le lac inférieur, puis sa transformation en une surface dure qui reflète le ciel nocturne, puis en un mandala lumineux tournoyant de plus en plus vite finissent par donner le tournis. Le lac gelé, si c'est ainsi qu'on peut interpréter son apparente solidification, accueillera aussi le corps agonisant de Tristan entouré de bougies et sera le lieu de la mort des amants comme il fut de leur vivant celui du début de leur amour non consommé. Quant à la galerie de l'ovale supérieur, elle se couvrira au fil des actes d'une verdure qui finira par croître en cascades.
Roland Schwab parvient à nous faire défiler dans les couloirs du temps dans une transcendance qu'exprime le jeu des ovales et des vidéos qui se dévident sur les deux niveaux, comme si, avec les deux personnages principaux, nous étions aspirés dans un vortex de lumières ou dans un tourbillon aquatique. Le metteur en scène nous entraîne dans son univers romantique et spirituel et nous fait voir que l'amour transcende la mort même si, comme c'est le paradoxe de l'oeuvre de Wagner, il ne se réalise dans dans l'au-delà. La mise en scène veut y croire et y insiste, mais Schwab introduit aussi un couple d'humains qui pratique l'amour au quotidien de la vie partagée : pendant l'ouverture, le rideau entrouvert laisse voir en son centre deux humains qui se côtoient tendrement, tête contre tête, épaule contre épaule ; au final, alors que meurent Tristan et Isolde et qu'Isolde entame le Liebestod ("Mild und leise wie er lächelt"), ce même couple vieilli, en fin de vie, et avançant à pas prudents et mesurés depuis le fond de scène, contourne l'ovale du lac chacun de son côté pour se rejoindre et se côtoyer avec amour en avant-scène au baisser du rideau. L'amour pour Roland Schwab est romantique, unique, familial et fidèle, et a valeur d'éternité.
Les lumières du ciel et de la nature disparaissent cependant un long moment pour faire face à l'obscurité alors que le roi Marke, attiré dans le traquenard qu'a tendu la jalousie de Melot, est meurtri par la blessure de la trahison supposée de Tristan. Tristan, christique, agenouillé et les bras en croix est alors menacé par des néons de Damoclès qui dans leur descente des cintres semblent vouloir venir le transpercer. Et ce sont aussi des lumières artificielles manipulées par l'infâme Melot qui viennent aveugler Isolde et Tristan, les lumières de brûlants projecteurs avec lesquels il poursuit les amants.
La mise en scène vaut par son unité conceptuelle, sa beauté architecturale et celle des vidéos très réussies même si elles deviennent parfois trop obsédantes et finissent par donner le vertige. Elle a reçu les commentaires très favorables de la critique et l'accueil plus qu'enthousiaste du public. À voir ou à revoir les années prochaines, puisque cet été, cette nouvelle production a été limitée à deux représentations.
Stephen Gould (Tristan)
Par un effet domino, le chef Markus Poschner a repris la baguette que lui a tendue Cornelius Meister qui a lui-même remplacé au pied levé Pietari Inkinen pour diriger le nouveau Ring bayreuthois. Même si ce fut une décision rapide, Markus Poschner, directeur musical du Bruckner Orchester Linz et de l'Orchestra della Svizzera Italiana, disposait pour ce faire d'un bel avantage : il avait déjà travaillé avec l'orchestre du Festspielahus pour avoir dirigé la Walkyrie au Festival d'Abu Dhabi en 2019 et justement avec Catherine Foster en Brünnhilde et Glenn Gould en Siegmund, deux chanteurs qu'il retouve dans les rôles-titres du Tristan de cet été. Cette communauté de pratique est un atout majeur qui se laisse percevoir et qui sauve l'enjeu.
Si la fosse est tout à la fête du somptueux poème symphonique qu'est Tristan, et que l'orchestre et son chef peuvent déployer toute l'exaltation spirituelle et mystique d'une des plus belles musiques jamais écrites, la prestigieuse distribution ne parvient pas à rendre intelligible le texte poétique de Wagner, car les rôles principaux ne sont pas capables de les articuler proprement. Trop souvent, on ne comprend pas ce que chantent Stephen Gould, Catherine Foster ou même Ekaterina Gubanova. On se rabat sur la parfaite prononciation de Markus Eiche, prodigieux Kurwenal, et sur celle tout aussi bien projetée de l'excellent roi Marke de Georg Zeppenfeld ou sur le Melot d'Olafur Sigurdarson. Mais cela ne gâte en fait en rien le plaisir du public de Bayreuth qui est censé de savoir le texte. Et quand bien même, Catherine Foster, habituée adulée de la Colline verte où elle était en fait prévue en Brünnhilde, chante admirablement sa première Isolde bayreuthoise, avec son soprano dramatique puissant aux brillantes clartés, incisif, tendre et douloureux dans le piano, et douée ce cette extraordinaire endurance qui seule permet de soutenir l'un ou l'autre rôle pour lesquelles elle avait été pressentie. Stephen Gould, un des plus célèbres Tristan de notre temps, semble à la peine lors de cette représentation. Il aurait dû chanter le Siegfried du premier Götterdämmerung mais avait dû être remplacé. Il passe mal l'orchestre à divers moments du troisième acte. La Brangäne d'Ekaterina Gubanova éblouit tant par l'expressivité et la puissance du chant que par l'engagement scénique. Markus Eiche module avec une précision tragique et pressante les conseils et les avertissements de Kurwenal de son baryton sonore, souple et agile et Olafur Sigurdarson, qui chante également Albérich cet été à Bayreuth, rend en force les noirceurs haineuses de Melot. Georg Zeppenfeld rend admirablement la douleur tragique et compassionnelle du roi Marke et rend honneur à sa prestigieuse réputation dans l'interprétation de ce rôle.
Distribution du 12 août 2022
Direction musicale Markus Poschner
Mise en scène Roland Schwab
Décors Piero Vinciguerra
Costumes Gabriele Rupprecht
Dramaturgie Christian Schröder
Lumières Nicol Hungsberg
Direction du chœur Eberhard Friedrich
Vidéo Luis August Krawen
Tristan Stephen Gould
Marke Georg Zeppenfeld
Isolde Catherine Foster
Kurwenal Markus Eiche
Melot Olafur Sigurdarson
Brangäne Ekaterina Gubanova
Un berger Jorge Rodríguez-Norton
Un timonier Raimund Nolte
Un jeune marin Siyabonga Maqungo