" Poussez-vous, m'sieu. " Jenna était dans le lit, tiède, moite, lisse sous ses couvertures. Un fil de lune tombait sur son épaule nue, sur le sein qu'elle cachait tout juste de sa main. À un moment donné, il avait dû retirer ses chaussures, remonter le couvre-lit, mais il ne s'était pas déshabillé. Sous les couvertures, Jenna prenait de la place, elle était plus imposante qu'on aurait pu croire. Étrangère. petite paysanne. " Je suis restée dans l'autre lit qui sent mauvais tant que j'ai pu, mais je me gelais, lui chuchota-t-elle.
- Tu es toute nue, dit-il sans se réveiller. pas étonnant que tu aies froid."
Elle se rapprocha de lui. " On étouffe dans un pyjama. Il faut que tu me réchauffes. Je sais que tu es vieux et triste. J'attends pas de miracle. " Elle l'empoigna avec la même brusquerie qu'elle lui avait demandé son nom au bar : " Et vous, vous êtes qui ? " Elle était tout entière contre lui, ses cheveux, son visage, ses genoux, son dos nu humide - ses petites jambes insistantes. Elle sentait le savon Camay, laissé sur le lavabo par la femme de Fenderson. " T'es tout chaud, toi, dis donc. " Elle s'écrasait le nez contre sa poitrine, ses jambes s'insinuaient. Il toucha son sein sans le faire exprès. ce qui lui fit émettre un "mmmm, oooh " . Puis tout bas : "pas plus, hein ? d'accord ?
- Quoi ? de quoi tu parles ?...
- Tu veux parler de ta femme ? Tu peux.
- Non, je ne veux pas." Il chuchotait, lui aussi...
- Comment elle s'appelle, s'appelait ? lui demanda Jenna, tout contre lui.
- Je te l'ai dit, Mae.
- Mai, comme le mois ? ...
- Oui. Mai comme le mois.
- Je comprends. D'accord." Ainsi en fut-il dans les instants avant qu'il s'endorment ...
Il se réveilla en sueur. Cette fille était une chaudière. Il voyait double de l'œil gauche. Il avait les mains engourdies à force de serrer les poings. Jenna dormait, bouche ouverte. et elle émettait des petits bruits en respirant. Son haleine imprégnée de gin-tonic sentait le pain bis. Elle était partie pour dormir des heures.
Chaussures à la main, il descendit au rez-de-chaussée qui était resté allumé. Il avait l'intention d'aller se recoucher dans la petite chambre dès qu'il aurait éteint. Il avait cessé de se sentir piégé dans une situation catastrophique défiant le bon sens. Tout irait bien. Sauf si elle avait quatorze ans...
Il trouva une cuillère, sortit la tarte du placard, et là, en socquettes devant l'évier, main sur sa poitrine comme son père, l'œil gauche divaguant et mis-clos, il plongea généreusement la cuillère dans la tarte, prit une grande inspiration et se remplit la bouche - c'était liquide, acide et douceâtre en même temps - pour avaler presque sans mâcher. C'était bon, carrément, délicieusement bon - le cœur était encore tiède, la croûte un peu amère, le sucre solidifié sur le dessus. Il engouffra une autre bouchée avec délectation. Il en servirait à Jenna au petit déjeuner avant qu'ils partent récupérer sa voiture.
Les troubles de la vision font partie des symptômes de l'AVC, tout le monde le sait. Le vieux moteur assiégé. La tension, meurtrière obligeante. Il n'avait jamais pensé une seconde à sa propre mort - même au pire des moments, quand Mae donnait de la bande et s'apprêtait à quitter ce monde. Sa mort à lui n'était pas au programme - défaut d'empathie, peut-être. Il ne pensait qu'à la vie, et à tenir le coup. Il entendit quelque chose à l'étage. La voix de la fille. " Oooh, Mmmm." Et puis plus rien. Un rêve. Elle dormait profondément. L'heure n'était pas venue de mourir...
Richard Ford : extrait de " Savoir se tenir" , dans le recueil de nouvelles " Rien à déclarer" Éditions de L'Olivier, 2021, pour la traduction française.