(Note de lecture) Elke de Rijcke, Juin sur avril, par Françoise Clédat

Par Florence Trocmé

  

Une aventure de lecture singulière.
A laquelle nous introduit ce qui se révèle être une table des matières très architecturée annonçant la composition du livre, mais qu’on n’identifie pas immédiatement comme table, tant d’abord, elle fait poème.
Tant chacune des quatre parties annoncées, dûment titrée et numérotée, y est détaillée en une succession de sous-titres dont chaque alinéa se lit d’abord comme un vers, en possède la charge poétique avec sa part d’énigme.
Quatre parties comme les quatre faces du cube mentionné à l’avant-avant-dernier alinéa et dont on découvre, manipulant l’objet livre, qu’elles sont - Face 1, Face 2, Face 3, Face 4 - celles du cube The Flux and the Puddle, sculpture de l’artiste canadien  David Altmedj décrite par Elke de Rijcke dans sa postface au livre comme un « gigantesque cube minutieusement organisé mais labyrinthique où apparaissent des créatures hybrides anthropomorphes , végétales, animales  et minérales », comme « un théâtre qui fait défiler des états psychiques et physiques au sein d’univers microscopiques et macroscopiques ».
« Manipulant l’objet livre », car c’est une des premières caractéristiques de l’aventure de lecture à laquelle nous engage le livre que de provoquer sa manipulation de l’une à l’autre de ces deux balises qui l’encadrent : le poème introductif qu’est la table des matières  à quoi répond le vade-mecum final intitulée « naissance d’un livre » qu’est la postface. Ce qui est avant est après, ce qui est début est une fin, ce jeu qui en le troublant indexe l’espace-temps du livre, en concrétise la parenté de conception avec la sculpture. Entre les deux balises, ce fil tendu de la lecture que chaque face incite à reparcourir dans les deux sens pour ne rien perdre du chemin.
C’est ainsi que la première page la face 1 d’emblée exemplifie le processus  de « pensée poétique » analysé dans la postface, et qu’on reconnaitra « minutieusement » décliné tout le long du recueil.
C’est ainsi que le dernier vers (ou sous-titre) du poème introductif, mis en exergue par sa disposition dans la page, devient le premier vers du dernier poème à la dernière page du livre :
« seules les caresses m’offrent consolation ».
Aveu que sa nudité, l’intensité émotionnelle d’une réitération d’autant plus bouleversante qu’elle est discrète, désignent comme la clé de lecture d’une démarche qui par ailleurs s’affirme d’objectivation.
Ce qui frappe dès cette première page qui tout en ne laissant pas d’être énigmatique s’affirme éclairante au sens propre – les trois premiers vers résumant en termes scientifiques précis, axones, synapses, dendrites, le mécanisme de la vision – , 
- c’est la rigoureuse condensation (raccourcis et ellipses) d’une poésie qui accouple dans la fulguration d’un seul vers distanciation théorique et saisie corporelle, imageante, du monde :
« Un disponible devient visible : Juin drape sur moi comme ciel »
- c’est la mise en place raisonnée d’un lexique où heuristique intellectuelle et heuristique sensuelle – sexuelle –  s’interpénètrent et progressent en un seul et même acte de connaissance ; une « captation du réel » qui ne se distingue pas d’un être au monde; un être au monde qui ne se distingue pas de l’expérience éperdue de son incarnation telle qu’elle s’éprouve, puissance de l’Eros, dans l’étreinte amoureuse auquel le titre du recueil donne, littéralement, figuration, Juin sur Avril, et qui s’éprouve comme la naissance d’un jumeau. Gémination que le vers réalise à l’intérieur de lui-même.
Parmi de nombreux exemples ces quelques extraits :
« est-ce toi, moi ?»
« du bout de mes doigts/j’ai la possibilité de  te saisir »
« l’expansion de ton corps dans ma tête »
 « ta rosée, juvénile dans mon cerveau »
«  nous-jumeaux de lèvres /notre ascension si allègre »
« Par mes mains et mes organes animale dans ton cube »
« tes fruits sont là (...) /projectiles/ survoltés/ entre ton palais et ma langue »
« la nouvelle conjoncture qui me nouera à toi dans une verge /d’exclamation »
 
L’acuité des sensations corporelles n’a d’égale que la précision de l’interpénétration des règnes et des échelles à quoi elles initient, interpénétration, existentielle, lexicale et syntaxique ; qui se veut expérimentale, à entendre par ce mot l’expérience d’écriture que devient celle du désir et de la jouissance féminines :
« une effusion de blé dans l’organe du milieu »
 
« Flocons de jaune, soleils plein de jus, échardes virevoltant/(...)
En virgules silencieuses/elles transpirent et se séparent/A la portée de tes lèvres »
Une capacité d’hybridation génératrice d’une force poétique inouïe :
« Pensée épanouie dans ta région debout, étoilée sur ta tige et irréellement vermeille au tiède de juin
Spirituelle sur ma peau aussi longtemps que je t’appelle
spirituel est l’éclat de ton velours dans ton roulis
Tes langues forment des presqu’îles au-dessus des limbes, ton sang
sombre de torse en suspension coule jusqu’aux pointes de tes pétales
pendant qu’au ventre souple tu frissonnes
et pourpre te maintient
Sous ta robe ton nombril exhibe ton cœur, une haie d’étamines
Et un pistil au bord d’un noir qui aspire le noir de ma pupille
 »
Poiêsis, du verbe poiein, créer. On se souvient que pour les Grecs le poète était le créateur par excellence, car capable d’inventer en même temps le langage et l'objet du langage (que doit conserver l'architecture du poème).
Ce que je lis en ces pages comme je ne l’ai jamais lue, comme elle n’a jamais été aussi délibérément écrite c’est une poïétique de la jouissance féminine, de ce dont elle est désir, à quoi elle donne accès, dont en le corps, le sexe est la voie ; une expérience corporelle qui est pleinement une expérience cognitive.
Cette expérience, la question à travers elle explorée c’est : comment les émotions corporelles « créent de l’esprit ».  
Pour mieux y répondre et la nommer la poète a recours aux neurosciences. Outil de sa cognition, elles intensifient par la connaissance de ses processus complexes la perception de l’expérience corporelle. L’écriture qui s’en saisit – thème et lexique (un index des termes scientifiques est proposé à la fin du livre) – transforme l’outil de cognition en outil poétique « afin de continuer l’exploration du mystère de la vie sur un autre terrain, celui de la langue et de l’imaginaire » :
« Mes mains attroupées autour de tes mains
De mes doigts dans mon espace dispositionnel
où toute chose est à lier
où toute chose se lie
grâce à ton suc
 ? » 
« Tes mains activent mon cortex latéral, je tente de déchiffrer ton langage »
« Tu m’as insérée là où ça se passe, juste au-dessus de ton tronc cérébral, dans ta chambre à coucher qui donne sur des chambres adjacentes, sur des antichambres
où du cœur aux extensions se fêtent des noces
 »
 
« C’est ton destin d’accoucher de champs de bactéries, d’arbres et de cristaux dans une protubérance de crêtes
La beauté étrange de tes dendrites, l’élégance de leurs terminaisons  sont sœurs des constellations cosmiques et des orages,
Et irréels leurs bleus et leurs verts
Je les ai crus
Leurs fils sont descendus dans mes mains »

L’apport neuroscientifique (mais l’astrophysique comme l’astrologie sont aussi convoquées) rejoint celui des arts que the Flux  and the puddle a initié (il faudrait noter l’importance du mot « flux » tout au long du livre), contribuant à dresser en un étonnant « songe organique » le « paysage de métamorphose poétique » que propose Juin sur Avril, où « minéralité, végétalité, animalité, corporalité , subjectivité, a-subjectivité et intersujectivité interagissent et se transforment sans cesse. »
Ce dont témoigne, ultime, le poème sur lequel se clôt le recueil :

« Seules les caresses m’offrent consolation
Quand mon corps est serré dans tes bras où la dopamine mobilise des lys
     Qui denses et limpides montent
cloches accourant
comme songes
comme des nouveaux-nés
naissances affluentes, ma bouche entourée de volutes
suis-je dans l’eau, est-ce le vent ? »


Françoise Clédat

Elke de Rijcke, Juin sur avril, éditions Lanskine, 2022, 18€