(Anthologie permanente) & (A livre ouvert), Jenny Chan, Xu Lizhi & Yan, La machine est ton seigneur et ton maître

Par Florence Trocmé


[Poèmes de Xu Lizhi (extraits)
Traduction par Alain Léger]

Le dernier cimetière
   21 décembre 2011
Les cris d’oiseaux de la machine qui s’assoupit
Le fer malade enfermé à double tour dans l’atelier
Les salaires planqués derrière les rideaux
Comme l’amour que les jeunes ouvriers enfouissent au plus profond de leurs cœurs
Pas le temps d’ouvrir la bouche, les sentiments sont pulvérisés.
Ils ont des estomacs cuirassés d’acier
Remplis d’acides épais, sulfurique ou nitrique
L’industrie s’empare de leurs larmes avant qu’elles ne coulent
Les heures défilent, les têtes se perdent dans le brouillard,
La production pèse sur leur âge, la souffrance fait des heures supplémentaires jour et nuit
L’esprit encore vivant se cache
Les machines-outils arrachent la peau
Et pendant qu’on y est, un plaquage sur une couche d’alliage d’aluminium.
Certains supportent, la maladie emporte les autres
Je somnole au milieu d’eux, je monte la garde sur
Le dernier cimetière de notre jeunesse.
Chambre louée
2 décembre 2013
Un espace d’environ dix mètres carrés
Étriqué et humide, où la lumière ne rentre pas de l’année
Là je mange, je dors, je chie, je réfléchis
Je tousse, j’ai des migraines, je vieillis, je tombe malade sans pour autant réussir à mourir
Sous la lumière jaune blafarde je regarde ahuri dans le vide, riant bêtement
Je marche de long en large, je chante tout bas, je lis, j’écris des poèmes
Chaque fois que j’ouvre la fenêtre ou le portillon
J’ai l’air d’un mort
Qui ouvre très lentement le couvercle de son cercueil.
J’ai avalé une lune de fer
19 décembre 2013
J’ai avalé une lune de fer
Qu’ils appellent une vis
J’ai avalé ces rejets industriels, ces papiers à remplir pour le chômage
Les jeunes courbés sur les machines meurent prématurément
J’ai avalé la précipitation et la dèche
Avalé les passages piétons aériens,
Avalé la vie couverte de rouille
Je ne peux plus avaler
Tout ce que j’ai avalé s’est mis à jaillir de ma gorge comme un torrent
Et déferle sur la terre de mes ancêtres
En un poème infâme.
Une vis tombe par terre
   9 janvier 2014
Une vis tombe par terre
Dans cette nuit noire des heures supplémentaires
Plongeon vertical, on l’entend à peine atterrir
Personne ne le remarquera
Tout comme la dernière fois
Une nuit comme celle-ci
Quand quelqu’un s’est jeté
Dans le vide.
Jenny Chan, Xu Lizhi & Yan, La machine est ton seigneur et ton maître, éd. Agone, coll. « Éléments », 2022., 110 p., 10 €. Potsface de Celia Izoard.

Présentation de l’éditeur
« Les machines ressemblent à d’étranges créatures qui aspirent les matières premières, les digèrent et les recrachent sous forme de produit fini. Le processus de production automatisé simplifie les tâches des ouvriers qui n’assurent plus aucune fonction importante dans la production. Ils sont plutôt au service des machines. Nous avons perdu la valeur que nous devrions avoir en tant qu’êtres humains, et nous sommes devenus une prolongation des machines, leur appendice, leur serviteur. J’ai souvent pensé que la machine était mon seigneur et maître et que je devais lui peigner les cheveux, tel un esclave. Il fallait que je passe le peigne ni trop vite ni trop lentement. Je devais peigner soigneusement, afin de ne casser aucun cheveu, et le peigne ne devait pas tomber. Si je ne faisais pas bien, j’étais élagué. »
Foxconn est le plus grand fabricant du monde dans le domaine de l’électronique. Ses villes-usines font travailler plus d’un million de Chinois, produisent iPhone, Kindle et autres PlayStation. Elles ont été le théâtre de suicides d’ouvriers qui ont rendu publiques des conditions d’exploitation fondées sur une organisation militarisée de la production et une surveillance despotique jusque dans les dortoirs.
Ce livre propose une analyse du système Foxconn à partir des enquêtes de la sociologue Jenny Chan, complété par le témoignage de Yang, un étudiant et ouvrier de fabrication à Chongqing, et le parcours de Xu Lizhi, jeune travailleur migrant chinois à Shenzen, qui s’est suicidé en 2014 après avoir laissé des poèmes sur le travail à la chaîne, dans « L’atelier, là où ma jeunesse est restée en plan ».
Sous le titre « Les ombres chinoises de la Silicon Valley », la (...) postface que donne Celia Izoard analyse l’écueil des fantasmagories de l’« économie immatérielle » auxquelles succède le quadrillage électronique de nos vies, tandis que la pandémie de Covid-19 « accomplit l’organisation légiférée de la séparation physique des individus pour leur vendre les moyens de communication leur permettant de ”rester en contact” ». Ce projet paradoxal, qu’ambitionnaient depuis longtemps les entreprises technologiques — remplacer les relations humaines incarnées par des transactions électroniques –, étant en prime auréolé d’une vision d'un nouvel humanisme fait de sécurité, de solidarité et d’hygiène.
Choix et présentation de Jean-Nicolas Clamanges