(Note de lecture) Grzegorz Kwiatkowski, Joies, par Irène Gayraud

Par Florence Trocmé


Il est des lectures dont on ne sort pas indemne. Des poèmes qui vous restent, fichés dans la mémoire, comme des éclats de métal : incisifs, durs, coupants, et pourtant porteurs, malgré la brièveté, malgré l’économie extrême de moyens, malgré le refus de tout ce qui traditionnellement peut « faire poème », d’une forme indubitable de compassion souterraine pour les victimes de la sidérante violence humaine. Joies réunit des poèmes extraits de plusieurs recueils de Grzegorz Kwiatkowski (Joies, Combustion, Par un hibou et Karl-Heinz M.) publiés en Pologne entre 2013 et 2019. C’est peu de dire que le titre est ironique, ou sarcastique. Pas de joies dans ces textes, mais plutôt une rencontre en peu de mots entre la poésie et l’Histoire. Dans une poésie qui tire une force immense de sa concision, l’auteur donne notamment la parole à celles et ceux qui vécurent la Shoah et les persécutions contre les Juifs, persécutions qui ne cessèrent pas, loin s’en faut, à la fin de la guerre. Il parvient, en quelques vers ciselés, à donner voix aux morts de manière saisissante, tant cet extrême dépouillement du poème fait sentir à quel point l’humain, « en ces jours [où] régnait un grand chaos », est mis à nu ; soit réduit à être détruit, broyé par les bourreaux de l’Histoire, soit s’autorisant soudain les pires cruautés.  
Grzegorz Kwiatkowski opère un travail de recueil qui s’attache souvent à des vies « minuscules » : les noms gravés sur les stèles de cimetières, avec leurs dates qui encadrent des existences de la naissance à l’assassinat, deviennent le point de départ d’une dénonciation qui est en même temps hommage : « on lui a coupé la tête avec une scie émoussée/et personne ne sait où elle a été enterrée ». Souvent ce sont les victimes elles-mêmes qui parlent depuis l’outre-tombe, ou depuis le souvenir : « je me cachais dans un abri près d’un lac/aux environs de Włodawa/parfois on me donnait un peu de pain pour rien/parfois un peu de lait/mais le plus souvent je buvais de l’eau dans les fossés/et mangeais du poisson mort et du foin ». La parole est également donnée aux anciens bourreaux, et c’est le fait même d’écouter leur voix qui rend le poème glaçant – nul besoin d’avoir recours à un changement de ton, si ce n’est à l’ironie très souvent présente –, entendre des tortionnaires nous parler d’aussi près suffit à provoquer une réaction d’horreur : « ils ne savaient où fuir car c’était un champ grand ouvert et ils tournaient en rond/ça nous a fait terriblement rire/et avant de les tuer/nous avons même un peu siffloté ». C’est dans l’évitement même de certains mots que se donne à lire tout le poids des événements historiques : « Auschwitz » n’apparaît qu’une seule fois nommément, mais se trouve maintes fois convoqué par la périphrase « sur les terrains marécageux du confluent de la Vistule et de la Soła », périphrase qui vient dire que, plus qu’un nom, le triste camp de concentration est un point du réel, situé, situable, caractérisable, un lieu précis du monde choisi pour tuer.
J’avais rencontré Grzegorz Kwiatkowski en 2019, lors du festival de poésie de Struga. Déjà, lors de ses lectures publiques, ses poèmes m’avaient laissée interdite, saisie, bouleversée. De même m’avait bouleversée la profondeur, la sincérité et l’humilité de son rapport à la poésie, intimement lié à la déportation de son grand-père. La lecture de Joies n’a fait que renforcer ce bouleversement : la poésie de Grzegorz Kwiatkowski nous rappelle sans cesse que nous ne sommes pas sortis de l’Histoire, et que les atrocités sont le propre de l’homme – d’autant plus à présent qu’une nouvelle guerre s’ajoute à toutes les autres passées et présentes, une guerre revenue sur le sol de l’Europe, avec les exactions insupportables que l’on sait. La poésie de Grzegorz Kwiatkowski pèse aujourd’hui d’un poids encore plus grave.
Irène Gayraud
Grzegorz Kwiatkowski, Joies, Poèmes traduits du polonais par Zbigniew Naliwajek, Préface de Claude Mouchard, Rumeurs Éditions, coll. « Centrale/Poésie », 2022, 111 p., 17€

Extrait :
Buzia Wajner 1937-1943
j’avais six ans quand on m’a tuée
et ma sœur Szulamit en avait quatre
après la perte de nos parents nous avons traîné dans les environs de Rokitno :
nous avons appris à dormir dans les champs
et avec le temps nous nous glissions jusqu’à l’étable
et buvions du lait au pis des vaches
comme nous n’avions pas de calendrier
nous ne savions pas quand tombait le jour de nos anniversaires
c’est pourquoi par erreur nous l’avons sûrement fêté
plus d’une fois par an
cette triste fête
Joies, p. 35
récolte
notre vrai métier c’est l’agriculture
pas le meurtre
mais je le reconnais :
les massacres sur les marécages se déroulaient au rythme des travaux saisonniers
et quand il pleuvait fort nous ne sortions pas pour la récolte

Joies, p. 53.