(Note de lecture) Stéphane Page, La mue des cigales, par Romain Frezzato

Par Florence Trocmé


Contours, limites, lisières. La poésie de Page esquisse un espace où s’égarer. Comme s’il n’y avait de poème que liminaire. Dès lors, nous nous trouvons toujours au seuil d’un ici non clarifié. Contrairement à ce que le titre, La mue des cigales, suggère, il est moins question d’insecte que de découpage. La section que propose le poète est celle, non pas d’un lieu, mais du lieu. La cigale, nous semble-t-il, prime d’abord pour ce qu’elle évoque, le chant : cymbalisation et symbolisation, en somme. De sorte qu’on s’immerge dans la prose trompeuse de Page. On s’abandonne à la surprise de singularités syntaxiques, de phrases aussi adamantines que : « La cavalcade entraine à faire la preuve de chaque jour. » Bien sûr, si Page interroge la notion de limite, c’est aussi celle du signifié et de son corolaire. Limite du mot. Lisière du sens. Sans être à strictement parler hermétique, le poète part d’un mystère (l’obsession du réel à se (re)produire), dont il tire l’énergie – disons-le, tellurique – pour en dire un autre (poétique, celui-là). Se dégage ainsi une force effarante. Une dynamique qui fait qu’on court d’un signe à l’autre sans s’empêtrer dans l’exigence d’une signification. Page part du refus du sens à s’offrir sans pour autant s’abstraire. Rétisens du poème ? À peine. Ces pages d’une prose rythmique subjuguent comme la visite d’un lieu sculpté par des siècles d’absence humaine. C’est sans doute pourquoi le motif du cercle parcourt d’un bout à l’autre ce recueil aux multiples obsessions, « parce qu’une périphérie concentre un lieu ». Au cercle s’oppose peut-être une autre figure : le rectangle inscrit par l’espace du texte. Vitres, fenêtres, lucarnes : autant de formes suggérant la page – par laquelle passe, est entrevu, le paysage, le lieu, l’espace, le réel. Le motif de la trace hante ainsi la poésie de Stéphane. C’est que le sol est « soumis à la vitesse des inscriptions ». De sorte que la trace se lit, en filigrane, comme un coït de l’homme avec le lieu. Chassé-croisé des existences à la surface : « Je fis l’effort de lire ce que mon poids marquait au sol ». On voit en quoi La mue des cigales cherche à éclairer le mystère même du texte, l’énigme du poème qui surgit plutôt que de ne pas : « Nous fabriquons des fenêtres pour lire l’espace que nous sommes ». Or que sont ces « fenêtres » sinon les poèmes eux-mêmes ? Plus loin, cette autre définition de la poésie : « Croissance du terrain qui peu à peu devient un centre : responsable du gué, de l’éclatement qu’il organise et qui engage celui qui fraie, au nom de tous ». Paradoxalement, c’est en s’étendant que le « terrain » (le poème ?) devient centre. On note aussi que l’écriture n’est jamais pensée comme un acte solitaire, individuel. Il s’agit toujours d’une communication avec l’espace – prose poreuse, pour ainsi dire : « quelque chose parle, m’invite à répondre de très loin ». Le poème est cette réponse. L’auteur opère sa mue. On nous le dit d’entrée : « La ciguë est prête ». Mais la ciguë est ce qui produit la cigale. La mue opérée est celle de l’insecte-poète, celui qui « écoute les questions d’un tout petit enfant qui imite le chant des cigales ». Et le chant poétique affirme sa fragilité, sa ténuité : « car de même qu’un œuf repose sur un point minuscule, le texte repose sur une faille autour de quoi s’affirmera un seuil ». On le comprend : la poésie de Stéphane Page nous invite au franchissement. La forêt (autre leitmotiv de La mue des cigales) est une forêt de signes ; reste à savoir quelle lisière le texte dessine ? Plaine enfouie, centrale, clairière ; ou périphérie ? Du reste, la prose accueille des angoisses bien contemporaines. Des failles s’esquissent qui laissent passer l’éclat d’un poème apocalyptique : « Je cherche en écrivant l’état de grâce qui fait de moi une ouverture, une fin du monde où nous échouons tous, émus, sommés d’inventer le langage. » Et puis, liant tout ça, un souffle pour le porter. Un lyrisme diffus qui gagne, comme en sourdine. Ici cette sentence : « le son des vagues enseigne comment la vie s’y prend pour nous creuser ». La cadence (descendante) du vers – car c’est de vers qu’il s’agit, ici, comme un sentier, régulier, dans le lieu vague – met en rythme l’idée d’un déclin consenti : [6/6/4]. Le poète confère au creux un son, donne au vide sa mesure. Aucune posture ici. Le poète parle bas. Parle du bas. Horizontalité du texte. À même l’humus. Dans une dimension presque charienne – on pense aux proses de Seuls demeurent. D’ailleurs, la ligne de crête qu’esquisse le texte ne nie pas qu’elle entoure l’abîme. Dans des aphorismes volontiers paradoxaux, des sentences comme des équations, Page offre au gouffre un chant et nous invite à observer sans crainte : « penchons jusqu’à l’abîme pour qu’il devienne le seuil de tout ce qui entoure : apparaîtront des grottes avec la masse exacte de la lumière qui rayonne ». Au terme du livre, s’éclaire l’idée que « le carré sans nombre des cigales » n’est autre, dans la géométrie poétique de Stéphane Page, que le bloc de prose qui branle sur la faille où l’on se tient, tous.
Romain Frezzato
Stéphane Page, La mue des cigales, Éditions de la Crypte, 2021, 14 €.
Un extrait :

Faire entendre les cent pas comme une odeur habite une pièce.
La machine se détraque, multiplie les différences jusqu’au retour du même.
Nous tournons dans la cage avec le mot police.
Tu chuchotes le soir quand plus personne ne te formule : j’entends l’aveu de chaque silence.
Les cartes tombent sur le tapis devant un jeu prenant en charge ce qui ordinairement est délégué, ailleurs, hors de nos mains.
Le verbe rassemble à l’intérieur d’un acte, nuit après nuit. L’hiver glaçait les rails de la petite gare du matin : les écureuils sont morts avant d’avoir gagné l’abri.
Assister à tes yeux c’est peu à peu comprendre l’accord qui unira les berges, l’exactitude du torrent dans un parfait déséquilibre.
J’attends de tes nouvelles chaque soir depuis mon corps glacé.