Chez la dentiste, je ferme les yeux et je voyage intérieurement. Je m'efforce de ne pas penser aux bruits que font les ustensiles dans ma bouche. Généralement, je songe aux choses qu'il me reste à faire, aux courses que je mémorise par ordre alphabétique. Aujourd'hui, je me transporte jusqu'à ces chaises de jardin blanches que j'ai photographiées hier lors d'une promenade sur une petite portion des 57 kilomètres de littoral que compte Marseille. Ces chaises de jardin vides que je rêvais d'occuper car leur assise offrait une vue panoramique sur la baie.
La sonnerie du téléphone interrompt l'ouvrage de la dame. Elle envoie son assistante vêtue d'une blouse rose ornée de cœurs et de dents qui sourient signer le bordereau de livraison qui attend à l'entrée. Elle s'excuse encore de m'avoir oubliée en salle d'attente.
– ... (j'émets des borborygmes pour dire "pas de problème")
Elle revient à sa tâche et plonge l'aspirateur à salive dans ma bouche bée.
Je retourne mentalement aux préparatifs qui m'occupaient ce matin. Dans ma hotte, des petits cadeaux pour ma famille et les amis qui vont m'accueillir une nuit en Gironde, deux nuits en Dordogne, le reste en Charente. J'ai troqué la bouteille de Pastis contre des produits moins emblématiques, moins alcoolisés. Une bouteille de Pac citron, des douceurs du Luberon, des fraises Tagada.
À propos de fraises, la dentiste ramène la sienne, de fraise, dans ma bouche.
Sans rapport avec ma carie, ou un peu peut-être, Haribo a beau être une marque allemande (elle tient son nom de son inventeur et de sa ville d'origine : Hans Riegel Bonn), Marseille héberge une usine française. Et si vous cherchez à déchiffrer l'emballage des bonbons, vous trouverez, en plus de toutes les cochonneries qu'ils contiennent, l'adresse marseillaise, dans le 14e arrondissement.
Alors que la dentiste achève le pansement obstruant la carie, je repense à ces chaises de jardin en plastique blanc au premier étage d'une maison que j'évoquais plus haut. Il y avait aussi, un pâté de maisons plus bas, des tabourets de bar installés sur une modeste terrasse. Chaises ou tabourets d'où l'on contemple le couchant, armé d'un p'tit jaune ou d'une limonade. La douceur d'un quartier populaire mais prisé, où le linge sèche face à la mer, où les griffes de sorcières prospèrent sans la main de l'homme, où le panneau "interdit aux extraterrestres" fait face à la Cabane Georgina où l'on lit qu"'il est plus probable d'être suivi en étant devant que derrière."
– C'est terminé, m'annonce la dentiste.
Je reviens sur le plancher des vaches, échange quelques banalités à propos de ma dent de sagesse, me déleste d'une somme forfaitaire et souhaite de bonnes vacances à l'assistante à la blouse rose ornée de cœurs et de dents qui sourient.
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Pour vous prouver que le castor de deux mètres n'est pas le fruit de mon imagination ou de mon anesthésie chez la dentiste, je vous propose de cliquer sur ce lien pour 20 clichés de ma promenade, réelle, à la Madrague de Montredon, Marseille 8e.