(Anthologie permanente), Sitanshu Yashaschandra, dossier de Jean-René Lassalle

Par Florence Trocmé


Hippocampes

Jaillissement de bateaux germant sur champs océaniques.
Les marins peuvent s’y enraciner,
par contre les hippocampes ?
Hippocampes sans sabots paissent sur perles vertes.
Chevauchant hippocampes, les plongeurs bondissent
dessus hauts murs d’isolement.
Imaginons
que l’hippocampe trouve un point d’appui
sur le dos plantureux brûlant d’une subaquatique jument de feu,
alors des fulgurances gambaderaient en poulains nouveaux-nés.
Mais devant les yeux désespérés de marins sombrant,
de fugaces hippocampes cheminent agglomérés à nombre de poissons.
Surgit la mâchoire de baleine, emplie de flammes et de dieu.
Bien plus tard les hippocampes viendraient mendier
la nourriture octroyée par les marins morts.
Une dernière question cependant :
qu’en est-il de chevaux marins sans sabots
sur ces pierreux champs océaniques ?
Source : Sitanshu Yashaschandra : Odysseusnu-n Halesu, Bombay 1974. Original en langue gujarati et version anglaise de l’auteur dans poetryinternational.org. Traduit sur cette version anglaise par Jean-René Lassalle.
original du poème, voir l'image
Source : Sitanshu Yashaschandra : Odysseusnu-n Halesu, Bombay 1974. Original en langue gujarati et version anglaise de l’auteur dans poetryinternational.org.
Sous les pierres

Que peut-il y avoir sous les pierres ? Des diamants.
Qu’y a-t-il d‘autre sous les pierres ? De l’eau. Peut-être.
Où ? Sous les pierres sans doute.
Vraiment ?
Que pourrait-il y avoir sous les pierres ? Une lave, des diamants.
Sûrement. Il y a de l’eau sous les pierres.
A-t-on enduit de sindoor et répandu l’huile ? Non ?
Les tuniques à guirlandes, les lotus de beurre ghee ?
Alors quoi ?
La statuette coutumière a été installée
et dessus elle un constant filet d’eau.
Qu’arrivera-t-il maintenant ? Se cachera-t-elle sous les pierres ?
Possible.
J’ai projeté d’innombrables pierres vers le ciel. Et alors ?
Quelque part quatre pieds et une flèche, quelque part
sept hommes et une femme, quelque part
un chasseur. Quelque part un cerf et une forme lunaire
se regardent, silencieux, perdus dans les pensées
de leur chasseur. Quelque part
une étoile polaire dans cette immensité toujours changeante.
Comment en parler ? Incompréhensibles pierres
dans un ciel incompréhensible lancées par des irréfléchis.
J’ai nommé d’innombrables pierres, les pierres sont aussi lumière.
Et sur les pierres est un souffle, sur les pierres est une eau.
Murmure, gargouillis. – Qu’y a-t-il donc sous les pierres ?
Que peut-il y avoir dans les pierres ?
Que pourraient être les pierres ?
Source : Sitanshu Yashaschandra, dans le site personnel de l‘écrivain Saleem Peeradina, traduit du gujarati vers l’anglais par celui-ci avec R. Shah, J. Parekh et M. Sheikh. Traduit sur cette version anglaise par Jean-René Lassalle.
Under Stones
What could be under stones? Diamonds.
What else could be under stones? Water. Perhaps.
Where? Under the stones, maybe.
Really?
What could be under stones? Lava, diamonds
For sure. There’s water under stones.
Was sindoor smeared and oil poured? No?
Tinsel costumes and lotuses of ghee?
What then?
The customary icon was installed
And over it a continuous trickle of water.
Now what will happen? Will it lie beneath stones?
Perhaps.
I have hurled countless stones into the sky. So?
Somewhere four feet and an arrow, somewhere
Seven men and a woman, somewhere
A hunter. Somewhere a deer and moon formation
Staring at each other, speechless, lost in thoughts
Of their hunter and killer. Somewhere
A pole star in this ever changing immensity.
You don’t say! Incomprehensible stones
In incomprehensible sky flung by the unwise.
I named countless stones, and stones are also light
And on stones is breath and on stones is water.
Murmur and gurgle – what could be under stones?
What could be in stones?
What could stones be?
Source : Sitanshu Yashaschandra, dans le site personnel de l‘écrivain Saleem Peeradina, traduit du gujarati vers l’anglais par celui-ci avec R. Shah, J. Parekh et M. Sheikh.
Forêt

La forêt est en feu et lent est le flux de mon chant.
Les oiseaux qui vivent à la cime de hauts arbres de parole noirs ébène ne peuvent plus être aidés.
Cette antique forêt tropicale vert perroquet, ample et dense.
Beaucoup de moussons ont échoué ; il y a encore de l’eau dans son sous-sol ;
amère et boueuse
Ces bois compacts pesants ne se consumaient pas vite ; des flammes
éclataient, formant canopées d’étincelles, disparaissant puis se rallumant.
Ce feu ne voulait pas s’apaiser yeux fermés dans un lit froid de cendres douces
Il y a de l’eau ici, assez pour que la forêt ne s’assèche.
Pas suffisamment pour que le feu s’éteigne.
Dans sa cadence modérée ce chant aussi a perdu son sens,
ne peut confirmer ses suggestions.
Les plaintes des bêtes humains oiseaux et arbres résonnent mêmement
Envol de perroquets, un vol vaste d’une centaine d’oiseaux est projeté dans le ciel.
Plane, s’éparpille, vire se regroupant, chute comme pierres grises
lancées contre la forêt.
Si seulement je me rappelais la prosodie sauvegardée dans les pages du livre perdu des métriques,
je pourrais écrire l’épopée des grands arbres de teck et ébène sonnés par les chocs des pierres.
La longue et rugueuse banderole du temple du Shiva-des-forêts flotte et brûle.
Où sont les règles prosodiques pour les figures
de parole que j’entends clairement dans les bulles de l’eau bouillonnante
dans la cruche qui se déverse sur le lingam de Shiva ?
Dans le temple le plus intérieur, pure brillance.
Me voici au sein des fraiches falaises de marbre blanc
dans les cristaux aux mille facettes
derrière les dures parois d’énormes rocs taillés en diamants.
Je vois alentour cette forêt illuminée par les flammes,
   le feu ne me touche pas.
   Je suis roussi.
   Je brûle.
Source : Sitanshu Yashaschandra : Vakhar, Bombay 2008. Original en langue gujarati. Traduit sur la version anglaise de l’auteur dans poetryinternational.org par Jean-René Lassalle.
Forest
The forest is afire and slow is the flow of my song.
Birds living atop tall ebony trees of speech are beyond help now.
--
This ancient rain forest, parrot-green, full and broad.
Many monsoons have failed; there still is water under its floor;
Muddy and bitter.
These heavy thick woods wouldn't burn down that quick; flames
Would erupt, form canopies of sparks, stop, only to start again.
This fire wouldn't lie down, eyes shut, in any cool bed of smooth ashes.
There is water here, enough for the forest not to dry up.
Not enough to put out the fire.
With a slow cadence, this song too has lost its sense,
Cannot claim its suggestions.
Moans of beasts, men, birds and trees sound alike
A flock of parrots, a big flock with hundreds of parrots, is now flung in the sky.
Hovers, scatters, twists back to itself, and falls like gray stones
Hurled at the forest
 
If only I could remember the prosody preserved on the pages
Of the lost book of metres,
I could write the epic of tall trees of teak and ebony numbed by the blows of the
stones.
The thick broad pennant on the temple of the Forest-Shiva
Burns and flutters.
Where are the prosodic rules for the figures
Of speech I hear so well in the bubbling of water boiling
In the pitcher over the Shivalinga?
In the innermost temple, mere brilliance.
I am inside the white cool cliffs of marble,
I am inside multifaceted crystals, 
Behind the stiff rocks of huge cut diamonds.  
I see, all around, this forest lit up by the flames,
   I am untouched by the fire.
   I am singed.
   I burn.
Source : Sitanshu Yashaschandra : Vakhar, Bombay 2008. Original en langue gujarati. Version anglaise de l’auteur dans poetryinternational.org.
Sitanshu Yashaschandra est un poète de l’Inde né en 1941 qui écrit en gujarati, une des 22 langues du pays, parlée par 56 millions de locuteurs. Il est universitaire (invité une fois à la Sorbonne), traducteur (de Ionesco) et a écrit plusieurs pièces de théâtre. Il est aussi l’éditeur scientifique d’une encyclopédie de la littérature indienne à la Sahitya Academie. Sa poésie a rompu avec le réalisme des années 1960 en gujarati pour suivre le mouvement moderniste indien. Certains poèmes sont des satires du quotidien et des cultures de l’Inde. Cependant Yashaschandra tresse aussi un surréalisme personnel aux métaphores visionnaires avec les mythes de l’Inde ancienne pour suivre une quête métaphysique, entre deux pôles qu’on retrouve régulièrement dans la poésie de cet immense pays où se côtoient des extrêmes : extase ou apaisement. Les résonances de son écriture peuvent rester énigmatiques pour des Occidentaux. Ainsi le lingam-phallus du dieu Shiva associé à l’eau de l’énergie féminine shakti qui l’arrose dans le bassin yoni représente la plénitude cosmique, tandis que le feu destructeur-recréateur de Shiva finit ici par brûler le „je“ dans une transe plutôt positive ; le „je“ (poète moderne en perroquet ?) ne peut retrouver les règles prosodiques antiques pour en chanter les hauts arbres de parole mais semble pourtant acquérir une illumination de la brillance de la culture du passé. Malgré sa poésie indocile, Yashaschandra a reçu une des plus hautes distinctions de l’état indien, le Padma Shri, et des commentateurs en gujarati s’accordent pour reconnaître les beautés dans sa langue.
Bibliographie sélective :
Odysseusnu-n Halesu, Bombay 1974.
Jatayu, Bombay 1986.
Vakhar, Bombay 2009
Mahabhoj, Bombay 2019
Traduction en français :
Un long poème dans l’excellente anthologie des littératures indiennes de la revue Europe
(n°864, avril 2001)
Sitographie :
Un autre poème de Yashaschandra traduit en anglais, avec photo : „Eternity“
Vidéo où Yashaschandra lit un court poème intitulé „Un arbre“, d’abord en gujarati, puis en anglais
Un dossier sur Yashaschandra dans le site du festival international de poésie de Rotterdam, avec des poèmes en gujarati et anglais

Choix, traductions et réalisation de ce dossier, Jean-René Lassalle