Lire c'est choisir de s'ouvrir les sens, c'est choisir de plonger dans la tête d'un(e) autre, c'est explorer des univers inconnus, se rassurer, craindre, découvrir, être tranporté ailleurs. C'est accepter le pari de frayer avec un monde qui n'est pas le sien. C'est se laisser se surprendre. C'est s'amuser, avoir peur, être attendri, rire, pleurer. C'est voyager à très peu de frais. C'est apprendre à respirer au rythme de quelqu'un d'autre.
Lire, c'est un peu beaucoup mon métier. C'est ce que je fais le plus en tout temps. Je n'ai jamais l'impression de travailler quand je lis. Même pas mes yeux qui pourtant ont usé des milliards de pages, et qui ne me forcent pas encore à porter des lunettes en tout temps.
Allons au Sud des États-Unis. Au début des années 60. Non, pas hier, ni aujourd'hui, qui peuvent aussi donner cette impression parfois. Allons en Nouvelle-Orléans.
Picaresque roman écrit principalement entre 1961 et 1963, Kennedy Toole nous y raconte la vie d'Ignatius J. Reilly, Don Quichotte moderne en surpoids, issu de la Nouvelle-Orléans dont il n'est jamais sorti, excentrique, idéaliste, créatif, parfois sur le seuil de la désillusion, la même qui peuple parfois les réseaux sociaux de nos jours. On le compare à un Oliver Hardy (il est drôle sans toujours le réaliser) qui serait aussi croisé de Saint Thomas D'Aquin. Reilly est toujours affublé de son chapeau d'hiver à grandes oreilles. Et il est plein de rancoeur envers ce monde qui fait fi de la théologie et de la géométrie. Son dédain généralisté se concentre assez souvent contre la culture populaire. Il se rend au cinéma pour mieux en haïr les acteurs et les actrices. Il ne jure que par la philosophie médiévale de Boèce et se plaint constamment d'avoir été tourné du mauvais côté de la rue par la déesse Fortuna.
Étrangement, il a comme amie, Myrna Minkoff qu'il a côtoyé sur les bancs d'école, et qui est presque 100% son contraire. Ils correspondent plus qu'ils ne se fréquentent. Et semble tous deux être animés d'un sentiment de bravade orgueilleuse. Voulant toujours impressionner l'autre. Les deux déplorent ce que l'autre représente, et pourtant, ils sont bons amis. Du moins, à l'écrit.
Il y a un aura de fatalité autour de ce livre. L'auteur, lui-même, s'est suicidé suite aux multiples refus de ce livre (et d'un autre). À 31 ans. C'est sa mère (il y avait de très nombreux points communs entre Ignatius et J.K. Toole) qui a insisté pour qu'on tente de faire publier son défunt fils, post-mortem, ce qu'il aura été au moins deux fois. La première fois, avec ce livre, publié 11 ans après la mort de Toole, en 1980. Ce sera un très grand succès, au point de même gagner le prestigieux prix Pulitzer en 1981. In absentia.
Sa mère, son éditeur
Quand on a voulu le faire en film, d'abord en 1982, avec Harold Ramis à la réalisation et John Belushi dans le rôle d'Igatius, Belushi meurt d'une fatale overdose avant. Quand on veut le refaire plus tard, avec John Candy, le coeur de Candy lâche avant. On choisit de le faire avec Chris Farley, mais ses excès font aussi céder son coeur. John Waters a aussi voulu l'adapter et le tourner avec Divine dans la peau d'Ignatius, mais là aussi, Divine ne se réveille pas de son sommeil, en mars 1988, quand son coeur cesse de battre.Toutefois, une version théatrale de Jeffrey Hatcher mettant en vedette Nick Offerman, en 2015, devient un record de ventes (imbattu) pour la maison de théâtre du Masschussetts qui présente la pièce.
Vous n'aurez pas de malheur à le lire. Mais vous devriez pleinement sourire.
Sa folie est encore assez contemporaine.
Et pas nécessairement 100% malsaine.