(Note de lecture) Pierre Dhainaut et Caroline François-Rubino, Un art à l'air libre, par Sabine Dewulf

Par Florence Trocmé


Dans ce livre admirable – tant par sa qualité matérielle que par l’intention qui l’a fait naître -, le titre retient d’abord par ses sonorités, ouvertes et fluides. Il fait plus qu’en indiquer le thème : l’hommage d’un poète, Pierre Dhainaut, à une peintre, Caroline François-Rubino, à travers l’ensemble des poèmes écrits en lien avec ses œuvres ; il en donne aussi la direction : celle d’un allègement par l’art et l’écriture. De ce point de vue, il n’est pas anodin que la section ainsi intitulée soit située à la fin de l’ouvrage, telle une apothéose.
On le sait, pour Pierre Dhainaut, le poème ne vaut que s’il se fait « don ». Don de soi à l’autre – ici aux œuvres picturales qui l’inspirent depuis plusieurs années. En 2016, le poète et l’artiste font connaissance. Immédiatement s’établit la connivence, « Écrire ou peindre ». Cette complicité, ce livre la célèbre de diverses manières, d’abord par des allusions directes : « la main dessine » et utilise le « gris de Payne », l’un des bleus qu’affectionne la peintre ; les « couleurs » et, plus encore, le « bleu » sont mentionnés à différentes reprises, comme dans ces vers : « Bleu liquide / qui déborde, / bleu comme l’or », ou dans le titre « Bleue, rayonnante », qui désigne une fleur peinte en avril 2020 ; quant à l’effacement des « images » derrière le « souffle », il a trait au sens de l’esquisse dont témoignent les peintures de Caroline François-Rubino.  
Au-delà de ces références s’impose l’évidente harmonie entre ces nouvelles aquarelles et ces poèmes plus anciens. Tout comme les sons du poète s’appellent, se répondent, s’élargissent, le paysage peint laisse les bleus se diriger d’eux-mêmes, estomper les contours, orienter vers l’azur, le déploiement des arbres, dans l’esprit extrême-oriental qui les relie, depuis les haïkus de la quatrième partie jusqu’à la légèreté des contours, des bleus épanouis sous le pinceau. De fait, dans cet Art à l’air libre, rien ne se laisse enfermer, tout reste mouvant : « Pour pays un rivage », écrit Pierre Dhainaut, tandis que celui de la peintre s’apparente à un seuil, une rive... Leur espace commun se tisse de vibrations. Le mot, avant de signifier, est écorce sonore (« Éclats, échos »), en dialogue avec l’onde des bleus subtils. De même, tout tend ici vers la simplicité – du trait et du vocable ; au moment d’être tracé, chaque terme est prêt à se défaire, à égrener ses formes, comme sous le doigt d’un enfant : « d’un doigt la main dessine / ce qui évoque une voyelle / un I, un U, un O ». Un vers de ce poème - « on sourit à la transparence qui approuve » - fait l’éloge d’une clarté qui guide à la fois le vers et le frémissement de la couleur. Et si le sens doit s’exprimer, c’est seulement pour favoriser l’accueil, sans conditions : « et ces mots de « mort » et de « vent » s’étonnent / qu’il y ait un sens pour les recevoir / en hôtes ». À l’orée du livre, le poète évoque la « main », qu’elle peigne ou écrive, comme véhicule d’un « relais » essentiel : il s’agit d’« accorder au passage / toute la place ». Les mots et les teintes décrivent l’interdépendance des éléments, de l’air et de la terre, dans le pressentiment du sacré : « il n’y a que des haltes » ; « l’arche est universelle », « le soleil est leur temple », dit le poème, pendant que tout, dans les peintures, circule et s’élève – oiseaux, arborescences, vallées échelonnées… Ce glissement perpétuel se traduit souvent, sous la plume du poète, par la juxtaposition, où la virgule est reine du rebond et du ressourcement : « Lichen et givre, étoiles / immédiate, la rencontre, / immense, l’approche. » En écho, les contours s’estompent sous le pinceau, débordent l’un sur l’autre.
Au profond de ce livre, cet art en liberté se fonde sur le paradoxe, où chaque signification bascule vers son contraire, son possible, pour mieux s’évaporer dans les couleurs de l’air. Lisant Pierre Dhainaut, nous ne sommes jamais très loin du kôan japonais, source d’un choc intime, propice à l’éveil du disciple ; comment comprendre ces vers, sinon en renonçant à la logique ? « retirer au mot « temps » / une syllabe » ; « L’infini nous traverse / exactement / entre deux pages. » Les opposés s’épousent, l’intérieur s’ouvre à l’extérieur et réciproquement : « Au-dedans, au-dehors, / le plus loin possible, / c’est en nous qu’il neige. » Le poème fleurit dans la blancheur de l’indicible, la vacuité chère aux penseurs taoïstes ou bouddhistes : « Un vers équitable / doit rendre attirantes / toutes les marges. »  Ce goût du blanc ou de la marge se retrouve chez Caroline François-Rubino, dont les ciels sont des vagues, des pays traversés d’une lumière intime, d’un enveloppement bleu. Dès lors, le moi, avec son armature et ses contours étanches, se trouve dilué dans ce qui le déborde. Depuis longtemps, le poète avait délaissé la première personne du singulier au profit du nous universel. Dans cet ouvrage, à la lumière de l’éloge, sa parole se détache davantage encore d’une maîtrise personnelle en s’accordant de multiples « variantes », comme l’indiquent à la fois le titre de la troisième section (« Esquisses, variantes ») et des variations effectives : « Variante : nous progressons / dans l’ignorance, / nous rejoignons les sources. // Ou bien : progresser, / constater que les portes / sont déjà ouvertes. » Le poème de Pierre Dhainaut sème ainsi les graines de cette sagesse qui garde ouverte toute voie, dans l’absolue liberté de l’esprit : « Humus, granit, ne pas choisir »… 
Et pourtant, ultime paradoxe, le poète nous confie ses préférences : « Préférer aux chemins / l’herbe, les pierres, / les rencontres. » En réalité, il s’agit de préférer l’absence de préférence, c’est-à-dire d’obéir à la spontanéité d’être, à l’audace pure - par exemple cet abandon d’une consonne (« l’ ») en fin de vers : « mais si nous échangeons une lettre, nous aurons l’ / avril. » Ce « poème à briser les carreaux » transmue une « fenêtre » en « miroir » et une « chambre // où l’aération se fait mal » en « plaine, où le vent n’appartient qu’au vent »… Naviguant dans les œuvres de Caroline François-Rubino, Pierre Dhainaut traverse ainsi toute frontière, dépasse les points de vue. Seul compte alors l’« équilibre », « ici-même », où souffle un « présent » inouï. Dans le « silence » qui le nourrit, cet Art à l’air libre s’adonne à un « écho » délivré de toute mesure : « la résonance / ne compte pas ». C’est un silence de résonances entre les mots et les couleurs, entre deux je devenus « nous », liés à l’univers entier : « la lumière en émane avec, ensemble, / pour l’approuver, le bruit perpétuel des cœurs, / le grondement des galets sous l’écume // et la clameur des oiseaux invisibles. »
 
Sabine Dewulf
Pierre Dhainaut et Caroline François-Rubino, Un Art à l’air libre, Al Manar, 2022, 60 pages, 17€.