Morceaux de vie chroniqués à voix égale dans une langue qui en vaut plusieurs à la fois, une langue d’abord entendue pour ses sonorités qui doivent aussi bien au français qu’à l’anglais ou au Croate, l’auteure ayant mis de côté une langue bretonne originelle qu’elle affectionne autant. Le goût de faire entendre des sons, des accents, des rythmes, dépasse-t-il celui de raconter des histoires d’une zone où quelques frères et sœurs de circonstance font leur vie, dans un pays qui est définitivement le leur ? Aller ailleurs et rapporter les mots en leur donnant toute la vie possible, c’est aussi la tâche du poète et Lou Raoul l’assume avec scrupules et simplicité. Elle se fait passeuse d’un pays entier à travers quelques phrases qu’elle prononce comme pour les introduire sur le marché universel des mots indispensables.
Portrait à travers le vécu de quelqu’un qui n’est pas d’ici et peut-être même pas d’aujourd’hui, tant l’impression est forte que ce déplacement dans l’espace a été aussi un recul dans le temps, mais pas une régression, oh non ! Ailleurs, en Croatie, par exemple – ce second jardin est le troisième volet d’un triptyque consacré à ce pays jadis plus ou moins caché par un rideau, rideau de fer –, c’est une langue dont on s’imprègne, les mots sont notés pour être prononcés, reconstitués, rapports, partagés, comme des cadeaux d’étrangeté et de commun mystère.
aucun de ses cils sur le portrait visage et buste ne bouge
d’Ante Gotovina, Ivan Grabovac, Toni Moremante,
Kristijan Horvat, Stjepan Seničić
passent les frontières et vivent ici et là
Une écriture qui fait ressortir les songes de la mémoire, pour des récits intérieurs d’une grande précision, qui dépassent la réalité, tellement les enchaînements sont contractés et articulés entre eux, travail subtil de la langue quand plusieurs voix s’en mêlent, quand plusieurs temporalités s’exercent dans la même phrase. Pour un murmure aux couleurs définies mais instables. Une poésie qui déporte sans sacrifier à l’exotisme quand tout est là, si proche, voisin, même l’autre, véritablement autre. Une leçon de fraternité, en quelque sorte, dispensée de la manière la plus fine qui se puisse.
Vraćam se
(Je reviens)
Oui, c’est un retour sur soi comme un retour sur des séquences de vie télescopées entre elles, pour une « poésie documentaire » (instructive notamment à travers un appareil de notes éclairantes) qui nous offre une entrée dans une Croatie de l’intérieur, où se croisent divers personnages et personnalités, même si l’essentiel se compose d’un portrait en devenir, de l’enfance présente à la confuse découverte du pays, ce second jardin, portrait d’une certaine Beris Timber, avec laquelle se fond la phrase subtile de Lou Raoul, comme la poésie elle-même.
je suis Beris Timber
et je n’ai aucun âge
j’ai un corps que je peux parfois reconnaître
et ranger ces bûches de bois
un muret à ériger de brouettée en brouettée
un tas de bois équilibré ne s’effondre pas
je fais des coupes des clairières
j’élague entre les années
je passe du tout à la broyeuse
gare ceci cela à ne pas à ne pas me déranger
pour autant je redore mon blason
Jean-Claude Leroy
Lou Raoul, second jardin (drugi vrt), éditions Isabelle Sauvage, 2022, 102 p., 15 €