Par Finn Andreen.
Bien que Les Machiavéliens : défenseurs de la Liberté fut publié en 1943, c’est un livre qui mérite une attention continue. Pourtant, cet important ouvrage du politologue James Burnham (1905-1987) reste méconnu du grand public et parfois même des universitaires. Jusqu’à tout récemment, la seule autre édition en anglais fut publiée en 1964. Ce livre n’a pas été traduit en français depuis 1949.
Une recension des idées des penseurs machiavéliens est opportune en raison de la clarté politique qu’elles peuvent apporter aux jeunes adultes d’aujourd’hui, surtout à une époque où le modèle démocratique est soumis à des crises de légitimité dans de nombreux pays.
En effet, les principaux enseignements de cette œuvre de Burnham sont particulièrement pertinents aujourd’hui. Ils concernent surtout les organisations politiques et leurs implications pour la démocratie moderne en tant que système politique viable et stable.
Cette recension examinera également les lacunes de la pensée politique machiavélienne d’un point de vue libéral, à savoir une théorie de l’État peu développée et la faible définition de la liberté que présente Burnham. Ces lacunes empêchèrent Burnham de proposer des solutions pertinentes aux problèmes politiques inhérents à la démocratie.
Les machiavéliens présentent des idées qui sont restées en marge de la théorie politique dominante tout au long du XXe siècle. Encore aujourd’hui, elles ne correspondent pas à l’idée plutôt satisfaite que l’Occident se fait de lui-même en tant qu’incarnation réussie de démocratie et d’égalitarisme. Les auteurs machiaveliens ne sont généralement jamais présentés aux étudiants en science politique, ce qui rend pratiquement certain que leurs idées resteront largement inconnues.
Une science de la politique
Beaucoup connaissent de façon anecdotique les conseils politiques que Machiavel donna au Prince, mais n’imaginent pas que cela a conduit ensuite à ce que Burnham a nommé, « une tradition distincte de la pensée politique » qui est aujourd’hui aussi pertinente que jamais1.
L’approche machiavélienne de la politique est dépassionnée et réaliste. Elle est machiavélienne car elle n’a pas d’agenda politique, ce qui peut être perturbant pour certains : c’est une méthode qui ne juge pas si un régime politique est bon ou mauvais. Elle se contente d’observer de loin les affaires des hommes, notamment en tant que membres d’organisations politiques, et en tire des conclusions.
Machiavel lui-même n’était pas tout à fait aussi scientifique que la méthode qui porte aujourd’hui son nom, son travail était influencé par son époque et par la situation personnelle dans laquelle il se trouvait. Cependant, son œuvre reste révolutionnaire pour l’époque, par sa sincérité et son objectivité sur le pouvoir et la politique, par exemple par opposition à Dante.
En effet, Burnham commença son livre par une comparaison entre Dante (« La politique comme désir« ) et Machiavel (« La science du pouvoir« ) afin de montrer comment l’écriture de ce dernier était fermement ancrée pour la première fois dans la réalité de la politique.
Burnham s’est donc concentré sur la tradition politique machiavélienne, pas sur l’homme lui-même. Bien que la vision de Machiavel de la politique soit le point de départ, la tradition politique machiavélienne a été principalement développée par les penseurs qui ont tout à fait consciemment marché dans ses pas.
Ainsi, Burnham passe en revue dans ce livre les contributions clés de chacun des penseurs machiavéliens. Elles sont clairement présentées, un par chapitre : Gaetano Mosca (1858-1941), George Sorel (1847-1922), Robert Michels (1876-1936), et Vilfredo Pareto (1848-1923).
Burnham résume admirablement les idées de ces penseurs et les relie afin de faire émerger la science politique machiavélienne.
Ces penseurs avaient en commun le fait qu’ils voyaient tous « le sujet de la politique comme la lutte pour le pouvoir social », quel que soit le type de régime politique2. Burnham a également identifié l’« anti-formalisme des machiavéliens, leur refus de prendre pour argent comptant les mots, les croyances et les idéaux des hommes 3 ».
Ils étaient fermement convaincus qu’il fallait toujours faire preuve de scepticisme à l’égard des messages politiques et plutôt s’efforcer de découvrir les motivations et les intérêts réels qui les sous-tendent. En effet, l’idée de Sorel sur le rôle du mythe en politique est à cet égard importante car elle permet aux dirigeants politiques d’influencer les masses politiquement désintéressées.
Il est intéressant, mais peut-être pas surprenant, de noter qu’aucun des penseurs machiavéliens n’était de tradition politique anglo-saxonne ou germanique (Michels était allemand mais a passé sa vie en Italie). Deux d’entre eux étaient, comme Machiavel lui-même, italiens.
Sans doute, les penseurs dont la culture politique a été fortement impactée par des millénaires de luttes de pouvoir et de machinations politiques sophistiquées, ont peu de foi dans le progrès politique de l’humanité. Les machiavéliens pourraient ainsi être qualifiés de réalistes, voire de cyniques, n’ayant aucune illusion sur la politique et l’exercice du pouvoir.
Pour le meilleur et pour le pire, les machiavéliens manquent d’innovation en théorie politique – et ceci consciemment – puisqu’ils n’ont aucune prétention à proposer quoi que ce soit de nouveau ou de mieux. Burnham les qualifie de « pessimistes sociaux » : il y a en effet une nette tendance pessimiste à la pensée machiavélienne, exprimée ouvertement par Sorel.
La pensée politique machiavélienne n’est pas normative mais pratique. C’est une science politique, mais pas une philosophie politique, car elle ne repose sur aucun ensemble de principes éthiques directeurs. C’est une analyse sans valeur du pouvoir politique, n’ayant ni idéologie ni objectif politique.
D’une part, cette objectivité dans l’analyse de la politique est louable et rare, et a permis à ces penseurs de découvrir des vérités politiques que d’autres penseurs, plus biaisés idéologiquement, n’ont pas. Mais d’autre part, cette approche scientifique de l’observateur objectif et dépassionné rend difficile l’apport de solutions aux problèmes politiques que cette même science expose si brillamment.
Les machiavéliens ont dévoilé des principes sociologiques et psychologiques fondamentaux à propos des organisations et du pouvoir politique. Burnham a explicitement énuméré ces principes au début de son chapitre final.
Selon lui, ils « constituent une manière de voir la vie sociale, un instrument d’analyse sociale et politique », que les politologues modernes feraient bien de prendre en compte s’ils veulent analyser correctement la politique4. Les plus importants de ces principes sont présentés dans les passages qui suivent.
La loi d’airain de l’oligarchie
La pensée politique machiavélienne commence par l’idée, intuitivement évidente, que toutes les organisations humaines ont besoin de chefs. En particulier, les hommes et les femmes qui évoluent pour devenir les dirigeants d’organisations politiques sont, selon les mots de Burnham, « ceux qui prennent au sérieux la lutte pour le pouvoir5 ». Ils ont tendance à avoir certaines qualités personnelles spécifiques, comme des compétences politiques très développées, une intelligence aiguë, ainsi qu’une grande motivation et capacité de travail.
Avec le temps, les intérêts des dirigeants ont naturellement tendance à diverger de la base dans une organisation politique où tous ont commencé au même niveau. Quelqu’un qui consacre une partie importante de son temps et de ses efforts (et parfois même de sa fortune personnelle) à une organisation, s’attend naturellement à en tirer plus d’avantages que quelqu’un qui participe en tant que membre passif à temps partiel. Les dirigeants auront également tendance à être affectés psychologiquement et se distinguer des autres membres à mesure qu’ils prennent goût au pouvoir.
Michels a montré dans son étude magistrale sur les partis politiques, qu’il y a des raisons techniques pour lesquelles aucune organisation ne peut se développer elle-même, encore moins prospérer, sans qu’un petit sous-groupe ne prenne les décisions et la responsabilité de l’ensemble de l’organisation.
La taille et la complexité considérables d’une organisation mature empêchent naturellement tous ses membres d’être impliqués de manière égale dans le processus de décision. L’organisation est obligée d’introduire une division du travail entre les membres, car la diversité et la complexité croissantes des tâches nécessitent de la spécialisation.
Progressivement, deux groupes distincts tendront à émerger au fur et à mesure qu’une organisation grandit et mûrit : une minorité organisée et bien informée qui dirige l’organisation, et une majorité non coordonnée et non informée, composée du restant de ses membres.
Au fil du temps, cette minorité aura tendance à représenter de moins en moins la majorité et à suivre plutôt sa propre ligne de conduite, indépendamment du pot-pourri de souhaits émanant de la majorité de l’organisation. Autrement dit, cette minorité deviendra oligarchique.
Il faut ici faire une distinction que Burnham ne fait pas, entre l’organisation commerciale et l’organisation politique. L’existence de minorités dirigeantes ne pose pas de problèmes aux entreprises commerciales car elles sont légitimement contrôlées par leurs dirigeants et propriétaires. Contrairement aux organisations politiques, il n’y a pas d’ambiguïté ou de secret en ce qui concerne le contrôle d’une organisation commerciale.
Les études historiques et sociologiques importantes effectuées par les machiavéliens montrent que toutes les organisations politiques sont dirigées par des minorités oligarchiques organisées, plutôt que par des majorités désorganisées à volonté démocratique.
Ainsi, la fameuse loi d’airain de l’oligarchie de Michels énonce que quelle que soit leur idéaux et leur ferveur initiale, toutes les organisations politiques deviennent oligarchiques au fur et à mesure qu’elles se développent et mûrissent. Le pouvoir s’éloigne progressivement de la masse des membres, et se concentre chez un petit nombre d’individus au sommet.
La classe dirigeante et la circulation des élites
La loi d’airain de l’oligarchie s’applique aussi bien sûr à la plus grande des organisations politiques, à savoir le système politique d’une société.
Résumant Mosca, Burnham écrit :
L’existence d’une classe dirigeante minoritaire est, il faut le souligner, une caractéristique universelle de toutes les sociétés organisées dont nous avons une trace. Elle est valable quelles que soient les formes sociales et politiques, que la société soit féodale ou capitaliste ou esclave ou collectiviste, monarchique ou oligarchique ou démocratique, quelles que soient les constitutions et les lois, quelles que soient les professions et les croyances6.
Cette règle inclut donc également les « démocraties libérales » modernes, ce qui contribue à expliquer les tensions politiques qui existent aujourd’hui dans ces systèmes, un point qui sera élaboré dans la prochaine partie de cette revue.
Cependant, la structure du pouvoir composée d’une minorité dirigeante et d’une majorité dirigée, n’est jamais complètement stable. Mosca a montré avec beaucoup de détails historiques dans son chef-d’œuvre, La classe dirigeante, comment l’élite politique est reproduite et renouvelée, parfois de façon drastique, pour maintenir son emprise sur le pouvoir.
Pour reprendre les mots de Burnham :
Les leçons de l’histoire montrent qu’une classe dirigeante ne peut que rarement rester longtemps au pouvoir si elle n’est pas prête à ouvrir ses rangs à des nouveaux membres, capables et ambitieux, venant d’en bas7.
En tant que Sicilien, Mosca aurait certainement été d’accord avec le fameux bon mot du Prince Tomasi di Lampedusa à propos de la classe dirigeante locale : « Se vogliamo che tutto rimanga com’è, bisogna che tutto cambi. » (« Si nous voulons que tout reste tel qu’est, il faut que tout change »).
En effet, il est normal que la direction d’une organisation politique soit régulièrement contestée par des rivaux avides de pouvoir. En pratique, cela peut se produire rapidement et sans pitié, comme lors de révolutions ou de coups d’État, ou lentement et pacifiquement, comme lorsque des dirigeants politiques et des administrations changent en raison d’un changement de génération ou d’une pression politique croissante.
Ce processus de « Circulation des élites« , identifié par Pareto, est sain et nécessaire à la survie de l’organisation. Il est parfois considéré comme tel même par des parties éclairées de la minorité dirigeante, car, comme l’a dit Burnham, elle est « une protection contre la dégénérescence bureaucratique, un frein aux erreurs et une protection contre la révolution8 ».
En d’autres termes, les systèmes politiques les plus performants et les plus stables sont ceux qui permettent et même adoptent ce mouvement, selon lequel les dirigeants de la société sont progressivement remplacés à mesure que les nouveaux dirigeants rejoignent ceux qui sont établis. La société anglaise est un bon exemple de cela.
Malgré ce processus de renouvellement des élites, la tendance naturelle et constante de tous les systèmes politiques à évoluer vers un régime oligarchique pose évidemment un dilemme particulier pour les démocraties. Ce point a également reçu beaucoup d’attention de Burnham et sera étudié plus en détail dans la prochaine partie.