Un ensemble de petites proses frôlant moins le poétique que le fabuleux, Sommeil de l’ange, dernier de cinq volumes paraissant sous le titre Les couloirs de la prose – même si Clavecins et Cie reste pour le moment inédit – trouve son point d’ancrage dans le rêve, le désir, le mnémonique, l’imaginaire, l’inconscient. Leurs étrangetés, leurs légèretés, leurs masques révélateurs. On traverse la pleine gamme des sensations et émotions, surgies d’on ne sait jamais où, ironiquement disparues dans l’éphémère fatal de quelques phrases qui auront formé quelque microrécit. Les contextes s’avèrent instables, purement mentaux si souvent malgré les défis et les luttes évoqués dans leur fragile dimension matérielle, incarnée. L’improbable, l’inattendu, voire l’énigmatique enveloppent chaque scène, l’intensifient et en ôtent l’intensité, simultanément. Scènes oniriques, scènes phantasmatiques peut-être, ou visionnaires, chimériques, toutes pourtant – autrement, ce ne seraient qu’inepties – enracinées dans une terre richement vécue dans la pleine gamme de ses complexités. Scènes obsessionnelles où se joue un théâtre de rencontres, rendez-vous galants, échanges, visitations, enterrements, rapports, dans des espaces mouvants, chambres, maisons, chemins, quais, rivages, le tout plongé dans le surprenant, le bizarre, ‘l’infinitif’, comme écrit Marie Étienne, une subjectivité où essaie de nager un moi scriptural vêtu de surréel, d’inconnu.
Sommeil de l’ange devient ainsi le site d’une libre auto-auscultation d’expériences qui échappent à toute réduction rationnelle. Son pourquoi réside dans le besoin senti de ‘raconter l’histoire [de ce dont on ne connaissait pas le sens’, lit-on, Étienne citant Musil. Nous nous trouvons dans le domaine instable d’une éthique et d’une ontologie où l’esthétique se développe comme elle voudrait, car elle est loin de la visée profonde de textes qui déploient, dirait-on, leurs étrangetés sans aucun souci de la forme, des mathématiques du beau. Le théâtre du moi secret, irrévélé, dissonant, dysharmonique, si je peux dire, ne tolère pas les délicatesses et les orchestrations finement ouvragées. Cela dit, la grammaire et la rhétorique de l’étrange ne s’écartent nullement des conventions essentiellement classiques. Si l’écriture caresse quelque chose, ce serait plutôt le chatoyant véridique qui jaillit, l’improbable et l’inavoué que la raison et ses pactes poussent à exiler. Pénétrer dans le sommeil de l’ange, ce serait ainsi un geste à la fois audacieux et honnête qui ouvre des portes jusqu’ici, peut-on supposer, fermées. Il exige détermination et désinvolture, une liberté fuyant les stratagèmes du lyrisme et du chant, de toute musique comme de toute notion d’un sens articulable autrement que par le biais des récits offerts. Ceux-ci n’exigent, ni n’imposent aucun décodage psychologique ou moral, aucune totalisation présomptueuse. Ils choisissent de baigner dans les dons d’Idumée perçus dans leur manque de prétention et de fortuité. Il y a une curieuse atmosphère d’innocence qui flotte partout, celle sans doute de l’ange au sein de tout être, une force que reconnaît de façon instinctive la voix qui inscrit et qui ne fait qu’honorer les mille et une facettes de notre conscience de l’infinie intrication que nous tissons dans la nuit de ce que nous sommes.
Michaël Bishop
Marie Étienne, Sommeil de l’ange, In’hui/Le Castor Astral, 2022, 118 pages, 14€.
Extraits de Sommeil de l’ange :
42.
Je le conduis à une chambre où il s’allonge auprès de moi, me touche me caresse, sans toutefois entrer dans mon intimité. Estimant sa présence et son comportement non dénués d’attraits, je consens pour finir aux hommages.
Le jour venu c’est presque un drame. Quelque chose de la nuit a filtré, s’est répandu comme une nuit de souffre. Les langues vont bon train, sans toutefois me désigner.
J’accueille le scandale avec indifférence, comme s’il ne me concernait pas. C’est cet état d’esprit qu’il me faudrait, à l’’occasion, examiner.
65.
Je pense. Tout est en ordre. De même que la fable et les greniers à blé du royaume égyptien, les rêves sont inépuisables.
Et en particulier celui que j’ai repris, recommencé souvent, que je définirais comme non conjugué, sans la personne ni le mode, infinitif, tels les verbes enchanter, épuiser ou dormir.
Sans complément d’objet. Un rêve ouvert sur l’infini de son déchiffrement. Et refermé derrière la vitre où je l’observe.
En espérant l’exactitude, indispensable à l’élucidation, je commence à noter, en lettres capitales, les termes de son titre :
LE RÊVE INFINITIF.
Quand je retourne à mon cahier, je m’aperçois, surprise, qu’après le titre il n’y a rien.
M’en demeure un détail, celui d’un ange triste et blond qui veille sur son seuil, le front contre ses bras, dormant entre ses ailes.