«Les grands mythes naissent des rites, quand ils ne les suscitent pas.» Antoine Blondin avait raison, car, dans sa folie légendaire, le Tour de France nous envoie des signaux aux empreintes chères au cœur des hommes. Telle la mer toujours recommencée, il nous procure un sentiment assez confortable d’éternité. Ces «traces» de la grande Histoire tisseuses de souvenirs viennent de pénétrer l’âme d’un coureur de 25 ans, un Danois discret et plutôt renfermé, comme si l’un des rôles primordiaux de l’épreuve plus que centenaire était de remettre les pendules à l’heure en affirmant un «moment», une «époque» qui dévoile tout du coureur en question et de son environnement. Jonas Vingegaard, prononcez «Vinguegow», qu’on voyait encore en 2017 travailler dans une usine de poissons vêtu d’un long tablier bleu, n’est pas qu’un champion d’exception. Il est d’abord et avant tout le dépositaire d’un cyclisme ultraprofessionnel poussé à l’extrême et usiné par une équipe hors norme et tout-terrain, la Jumbo-Visma.
Le chronicœur, pour sa 33e Grande Boucle, a écrit à plusieurs reprises cette année que l’épopée, qui fut jadis une épreuve d’endurance de l’extrême, venait d’enfoncer les frontières d’une toute nouvelle dimension à la fois fascinante et inquiétante. Celle d’un exercice de résistance soumis à l’intensité sélective absolue, du kilomètre zéro à la ligne d’arrivée, chaque jour recommencé. Un tourbillon frénétique qui justifie, pour une part, l’état exsangue du peloton après tant de batailles surdimensionnées et de luttes cadencées à un rythme infernal. Preuve, la vitesse moyenne de l’épreuve est la plus élevée de tous les temps, au-delà des 42 km/h cette année. Une forme de «cyclisme total» auquel il convient de sacrifier, sous peine de jouer les seconds rôles, ou pire, de se retrouver exclu de cette danse macabre aux prouesses physiques permanentes. Vingegaard lui-même, dans la blancheur de la voix, le racontait mieux que quiconque, samedi soir, après le triomphe de sa formation dans le chrono de Rocamadour et la victoire de Wout Van Aert: «Je suis fier de l’équipe, de la manière dont on a bossé, tous mes équipiers ont été extraordinaires. Nous sommes venus avec des objectifs forts, mais gagner six étapes, le maillot jaune, le maillot vert, et même le maillot à pois, je pense qu’on n’aurait pas pu rêver mieux.»
Derrière la fadeur mécanique des mots préparés comme autant d’«éléments de langage» par la pléthore des «conseillers en communication» qui pullulent dans les grandes équipes désormais, se cache l’essentiel. Dans le prolongement des performances «extraordinaires» des Jumbo, Vingegaard évoque le verbe «rêver». L’un des ferments du Tour, qui ne se vit réellement qu’en mode onirique pour peu qu’on accorde encore de l’importance au romantisme mû par la souffrance séculaire des Géants. Prenons conscience du changement. Même le jeune «prodige» de 23 ans Tadej Pogacar, perdant magnifique et toujours sur la brèche afin d’honorer les «plaisirs» insouciants de la course «à l’ancienne», nous parut dépassé par les événements et la puissance collective des Jumbo. Qui eût cru cette réalité possible trois semaines en arrière, alors que, d’évidence, et en grande partie grâce au Slovène, nous avons vécu l’un des plus beaux Tours depuis des lustres?
Le chronicœur, qui en a vu d’autres, s’enthousiasma à juste titre et assume les boursouflures de style enfantées par un Tour particulier. Mais jamais il ne chassa de son esprit, en pleine conscience, les fantômes du passé-présent. Ils ont d’ailleurs resurgi, samedi, lors de la traditionnelle conférence de presse terminale. Interrogé sur les rumeurs de dopage, Wout Van Aert déclara sèchement: «Je n’ai même pas envie de répondre, c’est une question de merde.» Et Jonas Vingegaard y alla de son couplet: «Nous sommes tous propres dans l’équipe, je peux vous le garantir. Pourquoi sommes-nous si bons dans ce Tour? Grâce à notre préparation. On fait des stages en altitude, on fait tout ce qu’on peut niveau matériel, alimentation, entraînement. Je pense que nous sommes les meilleurs dans ces secteurs.» Puisque, à l’ère moderne, les seuls « positifs » basculent côté Covid, il faudrait donc évacuer le spectre du dopage ultrasophistiqué et bioscientifique, et tout expliquer par les nouvelles façons de courir qui accentuent à outrance les performances. Les meilleures équipes ont imposé ces logiques infernales ; les autres devront s’y conformer, faute d’entériner un «cyclisme à deux vitesses» d’un genre inédit.
Une chose s’impose à tous, Jonas Vingegaard n’a pas laissé passer son Tour. Peut-être se représentera-t-il, l’an prochain, et nous le verrons de nouveau pleurer comme un gamin, dépassé par la sidération de l’exploit. Alors que les femmes venaient de prendre le relais sur les Champs-Élysées et écrivaient – enfin! – les premières pages d’un récit original pour le cyclisme mondial, le chronicœur eut une pensée pour David Gaudu (4e) et tous les Héros de Juillet, qui ont bien porté leur nom lors de cette 109e édition d’efforts monumentaux et de suspense inouï. L’ami Gérard Mordillat écrivit un jour (1): «Faire le Tour de France, c’est faire un geste révolutionnaire. C’est lancer sur les routes les fils de paysans et d’ouvriers, mettre l’Histoire en marche sur un grand braquet.» Et il ajoutait: «Des Forçats de la route aux damnés de la terre, il n’y a qu’un pas, qu’un col à franchir, qu’une ligne à couper pour tout révolutionner.» Les grands mythes ne meurent jamais.
(1) C’est mon Tour, éditions Eden (2003).
[ARTICLE publié dans l'Humanité du 25 juillet 2022]