Victoire totale des Jumbo

Publié le 23 juillet 2022 par Jean-Emmanuel Ducoin

Dans la vingtième étape, un contre-la-montre entre Lacapelle-Marival et Rocamadour (40,7 km), victoire de Wout Van Aert devant son équipier chez Jumbo, le maillot jaune Jonas Vingegaard. Le Danois remportera son premier Tour, ce dimanche sur les Champs-Elysées. 

Sur la route du Tour.

Et nous distinguâmes assez clairement que le couperet des dernières souffrances brutales déclencherait sa lame impitoyable. A la veille du retour à Paris et du défilé tardif mais coutumier sur les Champs-Elysées, les 139 rescapés devaient donc honorer une formalité non moins habituelle du dernier samedi du Tour : le contre-la-montre, disputé cette fois entre Lacapelle-Marival et Rocamadour (40,7 km), sur un format anormalement long dans le cyclisme « moderne » et un profil roulant et peu casse-pattes avantageant plutôt les hommes forts (Van Aert), les spécialistes du genre (Ganna, Küng) et les puissants de la troisième semaine (Vingegaard, Pogacar, Thomas), ceux pour lesquels l’art féérique se nichait bien derrière la métronomie musculeuse et robotisée. Chacun savait depuis les explications pyrénéennes que l’exercice en solitaire, cette année, ne réservait aucun suspens quant à l’issue de cette édition que Jonas Vingegaard a plié depuis sa prise de pouvoir sur les hauteurs assassines du Granon, le 13 juillet, avant d’enfoncer le clou magistralement à Hautacam, ce jeudi. De même, les premières places du classement général semblaient figées et même David Gaudu, quatrième, n’avait pas grand-chose à craindre de son poursuivant immédiat Naïro Quintana.

Le chronicoeur se rappela que la Grande Boucle, machine à distordre le temps et fille visiteuse de l’art roman et gothique, des pierres et des monts, s’élabore dans un espace nomade par lequel l’humanité se réclame aussi par sa topographie luxuriante ancrée dans la mémoire. L’arrivée à Rocamadour se prêta bien à cette grande Histoire plus que centenaire. Toujours une question de croyance, en quelque sorte. Car ici, au Moyen âge, la cité flanquée sur une falaise de la vallée de l’Alzou, attirait en nombre les pèlerins venant implorer la Vierge noire, qui, selon la légende, accomplit des miracles et veille sur les reliques de Saint-Amadour. Les quinqua et sexagénaires se souviendront que le village connut bien plus tard la notoriété auprès d’un nouveau public à la sortie du tube de Gérard Blanchard et son amour « parti avec le loup dans les grottes de Rock Amadour », célébrant d’un refrain impossible à oublier les escarpements monumentaux nichés dans la roche.

Sous un soleil encore généreux et une chaleur post-caniculaire, nous vîmes la fébrilité chez les uns, la tranquillité chez d’autres, la puissance ultime pour ceux qui cherchaient à s’illustrer. Nous attendions un éventuel coup d’éclat du Belge Wout Van Aert, l’un des principaux ordonnateurs de cette 109e édition. Et pourquoi pas le supplément d’âme – pour ne pas dire l’éclat d’un orgueil en folie – de Tadej Pogacar, le perdant magnifique. Longtemps, puisqu’il partit fort tôt, l’Italien Finippo Ganna (Ineos), double champion du monde sur route de la spécialité, fut l’homme-référence de ce chrono (48’41’’). Il fallut ainsi patienter toute l’après-midi, en échafaudant mille scénarios, pour que l’intérêt de la concurrence prenne corps. Entre-temps, certains eurent des airs de porte-manteau figés dans la douleur, d’autres, plus massivement charpentés, possédaient un dos si droit dans l’arrondi de l’effort que leurs muscles rhomboïdes ressemblaient à une armure propice à toutes secousses inconsidérées.

Au vrai, nous sentions la fatigue collective pesée sur les corps meurtris. Depuis plusieurs jours, nous savions le peloton exsangue, après tant de batailles et de luttes menées à un rythme infernal. D’ores et déjà, nous connaissions l’une des données essentielles de 2022 : la vitesse moyenne de l’épreuve sera la plus élevée de son histoire, au-delà des 42 km/h cette année. De deux choses l’une, soit le spectre du dopage ultrasophistiqué et bio-scientifique sévit de manière sournoise – hypothèse crédible –, soit les nouvelles façons de courir, sans parler de l’amélioration constante du matériel et des routes, accentuent les performances. A moins que les deux explications ne se chevauchent, pour une bonne part. En l’espèce, le Code mondial antidopage restant désespérément muet faute de preuves – les seuls « positifs » basculent côté Covid désormais –, admettons également les nouvelles manières professionnelles ne laissent plus rien au hasard. Les cyclistes deviennent au présent la préfiguration d’un monde futur que nous redoutons. Des êtres expérimentaux de laboratoire, poussés à l’extrême et toujours sur le qui-vive, jamais « en repos ». Les meilleures équipes ont imposé ces logiques infernales, les autres devront s’y habituer… sauf à entériner le fameux « cyclisme à deux vitesses ». Nous n’avons pas fini d’en parler, n’est-ce pas ?

Nous essayâmes de chasser ces pensées de nos cerveaux torturés et de nous concentrer sur le chrono, exercice particulier pour lequel, d’ailleurs, toutes les formations majeures du World Tour se préparent minutieusement (Jumbo, UAE, Trek, Bora, Quick-Step, Alpha Vinyl, etc.). Toutes possèdent dans leur encadrement des « spécialistes » de cette préparation spécifique, des « directeurs de la performance » et des « entraîneurs » dévolus, avec des préparations en amont, des exercices high-tch et des plans adaptés à chaque coureur. La science à tous les étages. Preuve, chez les Jumbo, qui ont tant et tant dynamité la course. Nous regardâmes Wout van Aert, scrutâmes sa carrure, cette ondulation qui partait des reins où se perdaient les chocs, l’axe arrondi tout en puissance dans sa station couché à écraser les pédales, et nous comprîmes ce que signifiaient vraiment ces mots mystérieux pour tout néophyte, « le vélo prolonge le corps », ou, désignant le mouvement inverse, « il l’a incorporé ». Le couteau-suisse Van Aert se mua en ce monstre-à-tout-faire avéré et reconnu. Il devint même le « Super Combatif du Tour 2022 », élu à l'unanimité du jury…

Il était 17h03 quand le maillot vert coupa la ligne et alluma la lumière magique du « meilleur temps », en 47’59’’. Dès lors, nous dûmes patienter et suivre les performances des « cadors » du général pour avoir une idée précise de la situation. Et nous ne fûmes pas au bout de nos surprises. Dans la première partie, le trio Thomas-Pogacar-Vingegaard partit vite, grosso modo dans les temps de Van Aert, puis, à mi-course, tout s’éclaira quelque peu. Thomas et Pogacar perdirent des secondes sur le Belge… mais Vingegaard, grisé par son paletot jaune, commença à tutoyer son équipier et, surtout, éloigna le Britannique et le Slovène. Dans une position quasi couchée sur sa machine, le Danois déroula une pédalée véloce, pleine d’enthousiasme et d’envie. L’énergie développée était visible, évidente, comme si tout coulait de source depuis la simple volonté d’en découdre. Nous vîmes un patron en action, ni plus ni moins, qui répondait par le physique et la psychologie réunies.

Jusqu’à un certain point : dans la descente vers Rocamadour, le maillot jaune manqua de peu la chute dans un virage pris trop large. Un sérieux rappel à l’ordre. Sur la ligne, Thomas échoua à 32 secondes de Van Aert, tout comme Pogacar, qui en rendit 27 au Belge. L’essentiel fut ailleurs. Jonas Vingegaard, après sa grosse frayeur, assura ses arrières et déboula en roue libre sous le portique final, avec un passif de 19 secondes sur son équipier Van Aert. Les Jumbo finirent premier et deuxième. Victoire totale en forme d’absolutisme.

Le mythe du Tour, qui a périodiquement besoin d’incarnations nouvelles, venait de s’abattre sur Jonas Vingegaard, vainqueur de l’épreuve. Un bloc de joie étourdissait son visage en dedans, qu’il soulevait à peine avant de le laisser rayonner entre ses tempes finement veinées. Il chiala tel un gamin gâté, comblé, exténué. Sans doute ne put-il s’empêcher de penser à ce poids, central et magnétique, qui attirait maintenant une vague de sentiments fabuleux sur sa tête et son esprit. Le chronicoeur eut alors une conviction définitive. L’épopée de Juillet était jadis une épreuve d’endurance de l’extrême, elle est entrée dans une autre dimension, celle d’un exercice de résistance soumis à l’intensité sélective absolue, une forme de « cyclisme total » auquel il faut sacrifier. Le Danois de chez Jumbo en est devenu l’un des principaux dépositaires.

Classement général : 1. Vingegaard. 2. Pogacar à 3’34’’. 3. Thomas à 8’13’’. 4. Gaudu à 13’56’’. 5. Vlasov à 16’37’’. 6. Quintana à 17’24’’. 7. Bardet à 19’02’’.

[ARTICLE publié sur Humanite.fr, 23 juillet 2022.]