" On n'était plus que trois ou quatre autour de la table. La fenêtre de la chambre de Lilas était ouverte. Toujours pas de lumière, rien. Il devait être 4 heures du matin lorsqu'il s'est passé une chose très douce : le père de Lilas a fredonné la chanson qu'il était en train d'écrire ces jours-ci. La chanson était triste, c'était une histoire d'amour, un type qui revoit la fille qu'il a aimée après plusieurs années, elle a changé, elle a du fric, elle ne dit plus aux copains ça va ça vient, elle est toujours aussi jolie, sauf le coeur. Voilà l'histoire. Jacky la chantait en me regardant, en s'appuyant sur moi, comme pour me l'apprendre, mais c'était plus ça, c'était pour me parler des femmes, son petit brin de Lilas était devenue une femme parmi toutes les femmes, et nous, pauvres de nous, toujours des chiens lépreux d'Afrique, au regard noyé... Je me souviendrai toujours de cette chanson en train de faire son chemin entre les mots, la mélodie, encore un verre, il la reprenait, jusqu'à ce que ce soit ça, parce qu'il n'y avait rien de mieux à dire. Quand il l'a chantée pour finir, c'était comme un chagrin, toutes les chansons sont des chagrins, quand on y pense, tous les malheureux écrivent des chansons, ils marchent, la tête baissée, on croit qu'ils comptent leurs pas, mais ce sont des rimes, la cadence, le pourquoi, comment ça finit, dès qu'ils ont le refrain ça va ça vient, ça va déja mieux.
Jacky était encore meilleur chanteur que je ne le pensais, ou alors c'était l'homme avec son chagrin, et non plus le chanteur, que j'aimais à présent, pour toujours.
Je suis remonté dans la chambre de Lilas, saoul, je me suis couché dans son lit. Elle était plus jolie que jamais, son odeur..."
Christophe Donner : extrait de L'empire de la morale , Grasset, 2001