Christophe Esnault poursuit son œuvre, aux sens propre et littéral des deux termes. Sa propre meute littéraire le course et puis il se fabrique, (s') opère à coups de truelle et d'emplâtres, à coups de couteau et de caresse. Chacun de ses livres - plus d'une quinzaine -est une tentative d'en découdre avec l'aliénation, de soi par le monde, de soi par soi, la première coupable de la seconde. Ces opérations, souvent fragmentaires et en apnée, le temps de reprendre souffle, ne manquent pas d'air, ou plutôt d'humour, fût-il noir, déviant, subversif - une façon d'escroquer la mort, car chaque morsure esquisse le rire d'un clown trash.
L'opus qui retient si vivement notre attention s'est, quant à lui, abstenu provisoirement de toute provocation vacharde, de toute obscénité truculente, de toute attaque frontale. La subversion s'est intériorisée, colonisant une prose poétique tendue à l'extrême. Il contient 40 poèmes en prose, de la page 1 à 40, comme le pointe le titre, lequel retient, de façon subliminale, le 4.48 Psychose (heure programmée de son suicide) de Sarah Kane, œuvre fondatrice pour notre auteur qui signe cette même année 2022 une ode carnavalesque au suicide, Aorte adorée, chez Conspiration.
Ces poèmes en prose, de dix à quinze lignes, sont sous tension, agités de décharges électriques qui provoquent de tels courts-circuits que le lecteur, à l'issue de la lecture de chacun d'eux, est aspiré à l'intérieur comme en un vortex sémantique et onirique. À la logique du sens s'est substitué un mécanisme kaléidoscopique où éclats de rires ( Une oie sauvage repentie passe son permis de chasse), de souvenirs ( Déballage du paquetage vérolé d'une odyssée familiale), de révolte politique et sociale ( se battre contre dix mille compétiteurs sur un carré d'invisibilité), de pensée sur la mort ( Taire pour un temps le cadavre et son talent à nous remplacer) et de visions ultrasensibles du réel ( Sous une pluie d'orage l'argile s'écoule autour des racines) s'agrègent en se télescopant sous la forme remarquable d'aphorismes trop urgents pour s'encombrer de virgules. Il s'agit de ramper dans sa tranchée, Fusiller avec des phrases définitives, se viser soi-même en l'autre pour respirer encore et plus fort, faire résonner toute la cage thoracique où l'on est sanglé. Ces aphorismes ne sont pourtant pas définitifs ni sans réplique. Au contraire puisqu'ils se font écho par surprise, brûlent de se cogner comme dans l'étincelle surréaliste. Citons plus amplement : La sybille prodigue ses caresses à l'idiot du village rescapé de la chaux vive. Écuelle de lait déposée sur la terrasse ouverte sur le jardin aux chats. Au bord des bûches fendues le sang jaune d'un merle blessé. Rayon de soleil pris dans les filets tristes d'un visage évanescent. [...] Ce monde éclaté, de poème en poème construit son microcosme, recrée un sens à coups d'arrêts sur image. Se déchirer lentement au réel par le verbe ou jeter ses Éclaboussures sur l'envers du sens, n'est-ce pas dans l'abîme où l'on plonge creuser un abri, se maintenir en équilibre au cœur du cyclone ? Vivre ?
Cruelles mais attentives au monde, farcesques mais lucides, désespérées mais tendres, ces quarante combinaisons hallucinatoires sont des remèdes magiques qui depuis longtemps infusent dans l'athanor de Christophe Esnault. Elles sont à lire et à relire, feuillets polyphoniques d'un grimoire qui irradie.
Tristan Felix
Christophe Esnault, Vivre, 1 - 40, Éditions des Rues et des Bois, 2022, 40 pages, 14 €