Ostende, le 13 avril 1950.
Cher Jacques,
Aujourd'hui, dernier jour, "Dernier" prend tout son sens, sa signification. Tous les gestes prendront une autre symbolique. Pour un temps, je pense à la séparation cruelles des endroits, des
senteurs, des lieux que je perds. Certes, y penser matérialise encore mieux l'instant où cette mer se roule devant moi. Savourer cet instant où le ciel couleur plus bleutée que la mer
s'étend à l'infini. Dans deux heures tout au plus, je douterai que j'ai vécu tout ces moments là.
Ce matin, je perçois l'environnement avec une certaine acuité. Cette sensation ne reste pas en moi, elle s'échappe au Temps. Elle détient une profondeur, je la vis avec une intensité décuplée et
je la décortique alors chaque élément. Cette atmosphère enveloppe, ce mouvement par rapport à une rigidité, cette magie des couleurs, des odeurs et des bruits. Je suspends ma vie, je n'ose pas
bouger de peur de perdre cet ensemble. Un légère insensibilité du physique émeut cet équilibre instable.
En fait, l'eau, le ciel, la plage ne me plaisent pas aujourd'hui. La mer commence son chemin verdatre sur les pierres noires puis vire au sale gris et se perd dans un ciel barbouillé de nuages.
Je me sens mal à l'aise, je voudrais partir.
Je suis partie, au bout, au fin fond de l'estacade, je suis allée, je regarde rentrer les bâteaux. Un oisillon sur le sable, lors de mon retour vers la plage, des gamins lançaient des pierres et
coquillages afin qu'il retourne dans les vagues. L'oiseau exténué, s'est laissé prendre. Ils l'on porté là où le courant se déchaîne et de la digue, ils l'ont jeté dedans. La révolte me prend le
corps mais est ce raisonnable d'intervenir.
Le train part, je suis dedans. La Flandre nous montre ses atouts. Maintenant, je vais te garder, secouez-vous jeune homme. Sors, va au cinéma, change toi les idées, je te conseille au passage un
film de cow boys, rien de tel. Si ce style ne te plaît pas, écoute un peu de musique, du slow en passant à des instants que tu affectionnes. Cela n'est pas aisé à concrétiser mais avec un peu de
patience, tu peux y arriver.
Au fond, facher la "Direction" peut paraître idiot, mais décharger son coeur et sa langue soulagent. Je te comprends, mais plus de bétise, se tenir permet d'être gagnant. J'arrive en gare.
Une lettre à épisodes, je signe chez Nini. Oublier son foulard dans le train, je me demande quelle tête survit sur mon épaule, ou plutôt qu'il a y t il dedans ?
A très très très bientôt....
Cherico
Lili