Nedje ou les filles de Casablanca

Publié le 17 août 2013 par Bernard Taillefer
J'ai fait lire mon poème sur les filles de Saly (http://btaillefer.blogspot.com/2011/06/les-filles-de-saly.html) à un ami haïtien qui m'accueille. Immédiatement il pense à un poème écrit, il y a fort longtemps, par un poète haïtien, Roussan Camille. Mon ami haïtien a trouvé des tonalités semblables entre nos deux poèmes... écrit à 40 ans d'intervalle puisque Roussan Camille écrivait en 1940 !

J'ai aimé ce poème et je le partage. Regards de deux cultures aux mêmes sensibilités sur des réalités proches.

Je sais : je pourrais aussi partager sur ce que je vis en Haïti en ce moment, fait de beaucoup de bonheur car ce pays est beau et tout y bouge en ce moment. Mais ce sera l'objet d'un prochain billet. En attendant on me demande, avec une équipe haïtienne de valoriser la production agricole locale. J'ai eu juste le temps d'une escapade pour découvrir un tout petit, très petit bout de la littérature haïtienne, magnifique. 

Je me sens petit plumitif face à ce poème que je publie ci-dessous.


NedjePar Roussan CamilleTu n'avais pas seize ans,toi qui disais venir du Danakil,et que des blancs perversgavaient d'anis et de whisky,en ce dancing fumeuxde Casablanca.Le soir coulait du sangpar la fenêtre étroite,jusqu'aux burnous des Spahisaffalés contre le bar,et dessinait là-bas,au-dessus du désert proche,d'épiques visionsde chocs et de poursuites,de revers et de gloire.Un soir sanglantqui n'était qu'une minutede l'éternel soir sanglant de l'Afrique.Et si triste,que ta danse s'en imprégnaet me fit mal au coeur,comme ta chanson,comme ton regardplongé dans mon regardet mêlé à mon âme.Tes yeux étaient pleins de pays,de tant de pays,qu'en te regardantje voyais ressurgirà leurs fauves lumièresles faubourgs noirs de Londres,les bordels de Tripoli,Montmartre,Harlem,tous les faux paradisoù les nègres dansent et chantentpour les autres.L'appel prochede ton Danakil mutilé,l'appel des mains noires fraternellesapportaient à ta danse d'amourune pureté de premier jouret labouraient ton cœurde grands accents familiers.Tes frêles bras,élevés dans la fumée,voulaient étreindredes siècles d'orgueilet des kilomètres de paysages,tandis que tes pas,sur la mosaïque cirée,cherchaient les aspéritéset les détours des routes de ton enfance.La fenêtre donnait sur l'Est inapaisé,Cent fois ton cœur y passa.Cent fois la rose rouge brandieau bout de tes doigts finsorna le miragedes portes de ton village.Ta souffrance et ta nostalgieétaient connuesde tous les débauchés.Les marins en manœuvre,les soldats en congé,les touristes désœuvrésqui ont broyé ta poitrine brunede tout leur vaste ennui de voyageurs,les missionnaires et la foule lâcheont parfois essayé de te consoler.Mais toi seule sais,petite fille du Danakilperdue aux dancings fumeuxde Casablancaque ton cœurse rouvrira au bonheurlorsqu'aux aurores nouvellesbaignant le désert natal,tu retourneras danserpour tes héros morts,pour tes héros vivants,pour tes héros à naître.Chacun de tes pas,tes gestes,tes regards,ta chansondiront au soleil que la terre t'appartient.Casablanca, avril 1940