Il y a des circonstances qui ne laissent guère le choix. Ainsi, l’œuvre de Sergueï Dovlatov ne cesse de traiter de la réalité anarchique et souvent ubuesque de la vie dans la Russie communiste. Il y aura exercé toute sorte de métiers, de gardiens de camp à journaliste, en passant par guide touristique. Tous ses livres sont autobiographiques et, grâce à leur humour, manié avec la précision d’un escrimeur, ils ne pardonnent rien à personne. Comme son titre l’indique, le fil conducteur des huit récits en forme d’inventaire qui composent La valise, écrit en 1985, est, précisément, une valise. Celle dans laquelle l’auteur, alors qu’il quitte définitivement l’URSS pour New York, emballe ses maigres possessions (celles, du moins, qui passeront la douane sans encombre). Trois paires de chaussettes finlandaises sont le prétexte au récit de ses pérégrinations de contrebandier amateur avec une bande de pieds nickelés, sa « jeunesse criminelle ». Il est aussi question, alors qu’il travaille à la pose d’une pompeuse sculpture en marbre pour l’inauguration d’une station de métro, des chaussures qu’il vole au maire de Leningrad. En Russie, d’ailleurs, nous dit-il en substance, « on vole », « on fauche tout »et « tout cela revêt fréquemment un caractère métaphysique ». Ailleurs, en évoquant de quelle façon il est devenu l’heureux propriétaire d’un « costume croisé tout à fait convenable », il raconte sa vie de journaliste sous-payé et l’impossibilité de trouver un sujet d’article à même de satisfaire aux exigences des censeurs (le voici donc parti en quête d’une « mère héroïque » sur laquelle écrire). Et n’oublions pas des « gants d’automobiliste » obtenus alors qu’il fait l’acteur, déguisé en Tsar de toutes les Russies, lui qui ne peut s’empêcher de « passer son temps à répondre aux propositions les plus saugrenues ». La langue de Dovlatov ne fait pas dans la fioriture, le rythme, enlevé, persifleur, nous emmène d’un éclat de rire à l’autre. Des rires derrière lesquels perce, inévitablement, la conscience d’une vie faite d’opportunités manquées.
Sergueï Dovlatov – La valise [Traduit du russe par Jacques Michaut-Paternò – La Baconnière, 2021, 172 pages, 14 euros]