Le grand bal masqué
Réédition d’un roman essentiel de Copi, artiste multicarte qui fait du délire narratif et de la fuite en avant une grande mise en scène où nous sommes tous des « folles ».
Tout va vite dans les romans de Copi. On y change de décor et de déguisement en permanence, c’est un monde travesti– au sens propre comme au figuré – dans lequel les masques que portent les personnages en cachent toujours d’autres. C’est un monde où la profondeur flotte à la surface, où le vrai est toujours faux et inversement ; un monde virevoltant, un « theatrum mundi » baroque qui force le réel et la fantaisie à se confondre pour mieux se précipiter. Car il s’agit d’aller vite, toujours ; d’écrire, par exemple, un roman en une semaine, comme le fait le narrateur et double de Copi qui vit son roman à mesure qu’il l’improvise, parce que « [son] éditeur [lui] fait des drames ». C’est « une logorrhée intarissable, un monologue écrit en direct, sous nos yeux, dans des cahiers transformés en petites scènes de théâtre », comme le dit Thibaud Croisy dans une postface qui fait honneur au génie du romancier, dramaturge et dessinateur argentin.
Publié pour la première fois en 1977, Le bal des folles est son livre le plus emblématique, celui qui concentre le mieux une poétique aussi ambitieuse qu’elle semble jetée sur le papier entre deux bouffées d’une énorme « cigarette de marihuana ». Écrit, comme toute son œuvre, dans un français extravaguant où la saveur de l’argentin maternel n’est jamais loin, le romanraconte au rythme soutenu de la catastrophe, selon les règles d’un emballement permanent – d’« un affolement de la perception »(Croisy dixit) –, une histoire d’amour épouvantable et magnifique, romantique et abjecte : les extrêmes, chez Copi, non seulement se touchent, mais se fondent pour créer des figures grotesques. Comme dans son œuvre dramatique, qui accélère la mécanique du vaudeville jusqu’au vertige comique et macabre (ainsi de sa pièce Les quatre jumelles, où les personnages ne cessent de se trahir, de s’entretuer et de ressusciter), Copi roule en boule l’écriture romanesque pour que le récit, grâce à des rapprochements monstrueux, « se compose tout seul », « dans la douleur » que provoque en lui la mort de son amant Pierre, une sorte d’idéal masculin qui ne cesse de muter, comme si tout idéal était forcément condamné au ridicule. Ainsi, ce « Pietro » dont notre auteur est épris au-delà de toute raison – mais la raison, chez Copi, n’a pas lieu d’être – passera de la statue grecque à la maîtresse de maison à la folle mystique au rythme des changements de lieu, de Rome à Ibiza en passant par New York et bien sûr par le Paris interlope de la contre-culture des années 70 et des bars gays.
Copi s’est réfugié dans un hôtel glauque de l’avenue Magenta et tente d’écrire un roman qui expliquera ses malheurs : la perte de Pierre donc, cet amour impossible et pourtant charnel (la sexualité, chez Copi, est un autre accélérateur), la présence envahissante d’un sosie de Marilyn Monroe qui lui en fait voir des vertes et des pas mûres, le caquetage incessant d’un groupe de « folles » qui s’est installé à demeure chez lui comme si son appartement servait de loges pour un spectacle qui n’aura jamais lieu.
En vérité, chez Copi, on est toujours à « la veille du drame ». D’ailleurs, précise-t-il, « vous saurez d’emblée qu’il s’agit d’un roman policier, qu’il y a plusieurs crimes et deux coupables ». Mais, naturellement, il n’y aura « pas de châtiment », manquerait plus que ça. Des morts, en tout cas, il y en a, et pas qu’un peu. Reste à savoir s’ils sont réels ou rêvés (cauchemardés). Copi, qui a perdu une jambe après s’être fait mordre par un boa, fait exploser un sauna sous la place de l’Opéra, découpe en tranche une folle masochiste et tue de sang-froid sa boulangère-voyante et même son éditeur. Tout cela, il vient peut-être de l’inventer, le Bic à la main, penché sur son cahier. Ou pas. Qu’importe, la vie est un songe et chaque réveil n’est qu’une nouvelle étape du rêve, toujours plus délirant, toujours plus vertigineux.
Copi – Le bal des folles [Bourgois, Titres, 192 pages, 7,50 euros]