Un voyage sans but
Dans ce récit accidenté, aussi fatal qu’arbitraire, un homme sans identité se délite peu à peu d’un endroit à l’autre.
Les personnages du brésilien João Gilberto Noll (1946-2017) sont souvent égarés. Ils sortent de nulle part et mènent une vie d’errance tout en semblant suivre une direction qui s’invente petit à petit à force de rebondir contre des obstacles plus ou moins définis, au fil des rencontres hasardeuses et bancales. Cette errance est aussi celle du récit, qui n’en fait qu’à sa tête, comme guidé par une pulsion dont l’auteur est le seul peut-être à connaître les tenants et aboutissants.
Les situations, scabreuses ou étrangement oniriques, jamais tout à fait quotidiennes mais jamais non plus tout à fait fantastiques, surviennent sans explications ou justifications, elles se contentent d’avoir lieu et tirent leur force de cette évidence. Tout peut arriver quand c’est la simple loi de la succession des évènements qui s’impose, sans hiérarchie, quand le monde n’est plus qu’une réalité arbitraire. La géographie existe, des noms de villes et de régions sont prononcés, mais les lieux traversés conservent en permanence une certaine immatérialité. Dans ce roman où l’on ne cesse de se déplacer, les agglomérations se limitent à un coin de rue ou deux, les paysages à quelques vaches aperçues au loin, à une forêt sans attributs. On ne s’étonnera donc pas que le narrateur, au début du récit, abandonne sur un banc une grande carte du Brésil, comme si toute cartographie était un poids inutile, quelque chose qui ne saurait, désormais, le concerner.
Dès lors, aller ici ou là n’a guère d’importance, ce qui compte, comme chez Beckett, c’est simplement d’avancer, être en transit, avec des compagnons si l’on en trouve (pas toujours recommandables), dans un véhicule motorisé si l’occasion se présente, ou seul et à pied jusqu’à « s’enfoncer dans la nuit la plus profonde ». Le coup de dé, chez Noll, n’abolie certainement pas le hasard. Il garantit même la transformation permanente du narrateur, qui semble prêt à incarner et abandonner aussitôt toutes les vies qui se présentent à lui, comme si aucun travestissement ne pouvait contenir une identité qui s’effiloche irrémédiablement. Ainsi accepte-t-il, alors qu’il a revêtu une soutane « trop courte » en attendant que ses vêtements sèchent, de donner l’extrême-onction à une vieille femme mourante : « d’instinct j’ai senti qu’il me manquait les saintes huiles ou quelque chose de ce genre. J’ai humecté mon pouce droit sur ma langue et avec ai fait le signe de croix sur le front, la bouche et la poitrine de l’agonisante. » S’il a conscience d’être un imposteur, cette pensée ne le trouble pas outre mesure car il sait qu’il sera bientôt, une fois de plus, en route. Vers nulle part ou vers son lieu d’origine, afin de boucler la boucle d’une vie sans éclats.
Si le livre nous conte en substance un voyage de Rio de Janeiro à Porto Alegre, le lecteur en quête de dépaysement aura l’impression de ne faire qu’entrevoir le Brésil à travers un trou de serrure placé de guingois ; d’autant qu’il y fait presque toujours froid, comme si les éléments avaient décidé de confirmer la vision désabusée, presque amorphe, du narrateur. C’est en cela, certainement que réside le génie des textes courts et inquiétants de Noll, dans leur capacité à faire d’emblée table rase des figures obligées du roman pour n’en conserver que la nécessité d’un récit toujours imprévisible. « Nous vivons dans un monde de structure », dit un personnage aux intentions troubles, le Dr Carlos, qui vient d’amputer sans raison apparente la jambe du narrateur, avant d’ajouter : « comme dans n’importe quelle autre situation, quand on supprime une partie de la structure osseuse, c’est toute la structure qui s’en trouve affectée ». Le roman, chez Noll, est une structure malade, définitivement privé de la notion de totalité qui avait pu en d’autres temps lui servir de fondation.
Plus qu’égaré, le narrateur d’Hôtel Atlantique semble en réalité s’effondrer lentement mais sûrement, « un peu comme ces immeubles qu’on fait imploser », dit-il. On ne sait pas qui il est, on ignore son passé, certains s’obstinent à voir en lui un ancien bellâtre de telenovela, mais rien n’est moins sûr. La seule certitude, c’est qu’il n’est pas au top de sa forme et que le bel homme, s’il a existé, s’est fané depuis longtemps. On ne saurait dire que quelque chose le ronge, Noll, de ce point de vue, ne s’encombre pas de psychologie. Son personnage accepte sans broncher son délitement. Il croise par ailleurs un certain nombre de morts, dès les premières lignes. Tandis qu’il monte « l’escalier d’un petit hôtel de l’avenue Nossa Senhora de Copacabana », des hommes commencent à descendre « avec une de ces civières servant à transporter des cadavres ». Ce début brutal s’impose comme une fatalité sur tout le récit : ce mort que l’on descend, c’est déjà le narrateur, dont le parcours, commencé dans un hôtel, s’achèvera loin de là dans un autre hôtel, celui qui donne son titre au livre, là où l’attend peut-être un destin mineur qui s’évaporera dans un souffle.
Après la publication en 2018 de La brave bête du coin aux éditions Do (déjà traduit par Dominique Nédellec), on ne peut que se réjouir de voir Bourgois reprendre le flambeau afin de faire connaître en France l’œuvre d’un des plus remarquables écrivains brésiliens des 30 dernières années.
João Gilberto Noll – Hôtel Atlantique [traduit du portugais (Brésil) par Dominique Nédellec – Bourgois, 140 pages, 18,50 euros]