L’ossature onirique du monde
Le poète Julien Boutonnier renouvelle le merveilleux scientifique dans un roman expérimental d’une ambition folle qui fait du rêve des os le centre même du réel et un objet d’étude infini.
Dans certaines fables orientales, on ne sait pas si c’est le papillon qui rêve le rêveur ou l’inverse. Julien Boutonnier, lui, a choisi son camp : c’est la réalité tout entière, jusque dans ses infimes détails, qui est le produit d’une « constellation »de rêves. Ainsi, « une poussière en suspens, une roche, un brin d’herbe, la toile d’une araignée, la course d’un guépard, le bâillement d’un enfant » ou « la page 550 de la Recherche du temps perdu », tous ces éléments sans liens apparents « trouvent leur origine dans les rêves des os ».
Ces rêves, naturellement, méritent qu’on les étudie et la science qui s’en occupe (depuis l’aube de l’humanité) porte un nom : l’ostéonirismologie. Ce concept est le point de départ d’un livre hors norme qui plane à mille lieux des mornes plaines du roman contemporain. Fort de ses 730 pages accompagnées de graphiques et d’équations fantaisistes et d’un glossaire exhaustif qui constitue en lui-même un véritable manifeste esthétique – une manière « d’accéder à l’infini des possibles du langage » –, Les os rêvent est une fiction pince sans rire qui se déguise en traité érudit dans lequel « la rigueur scientifique moderne compose avec l’impossible des énoncés issus du corpus dansant des siècles ».
La science forgée ex-nihilo par l’auteur est « une connaissance béante », nourrie par un corpus bibliographique imaginaire qu’il égrène au fil des notes de bas de page comme un running gag. C’est à une rêverie aussi suggestive que précise dans son architecture que nous invite l’auteur, en digne héritier de Borges et Roussel. Car Boutonnier n’invente pas n’importe comment, il crée au contraire de nombreux concepts – « eros fatum », « seuil de congruence », « lettres spectrales » ou « emplâtre logographique »– qui lui permettent de définir les lois extravagantes du monde qu’il met en place et surtout de nous prendre à son jeu métaphysique. Une « fabrique chimicopoétique » où les rêves – qui sont l’autre nom de la littérature, car tout ici est une grande métaphore de l’écriture et de l’expérience sensible qui l’accompagne – influent sur le réel et modifient les corps. L’humour y est une manière de « flâner avec méthode » dans des couloirs délirants sans se prendre les pieds dans le tapis de l’invention débordante.
Dans cet univers, des « os matriciels » d’animaux qui ont existés ou n’existeront jamais – « la Scapula de l’éléphant d’Afrique » ou « la deuxième Vertèbre sacrale du dugong » – rêvent certaines portions du « réel concordant » qui, sans eux, n’existeraient pas. Les rêves y sont une matière fragile qu’il convient de transporter avec précaution afin de les étudier dans des centres spécialisés répartis aux quatre coins du globe. Ainsi, si l’un d’eux est modifié, les conséquences peuvent être fâcheuses : en raison d’un accident concernant l’un de ces rêves en 1665, « durant deux heures, l’ensemble de l’humanité perdit l’usage de son œil gauche ».
En provenance de « l’univers d’un effleurement » – une « vibration complexe et considérable entre ce qui est et ce qui n’est pas » –, les rêves du « tissu onirique général » s’arriment parfois sur terre, de façon transitoire, régulière ou permanente (« le rêve ÂSD », par exemple, « s’arrime tous les dix siècles »). Il en est même certains qui se déplacent, obligeant l’humanité à leur céder le passage.
L’étude de ces rêves – qui se matérialisent sous des formes aussi concrètes qu’impalpables – est réalisée par des spécialistes longuement préparés, tel l’Italien Giacomo Palestrina, chargé d’étudier à Och, au Kirghizstan, « le rêve SBP de type panini » dont l’onirisme provient « de l’humérus de la jeune belette d’Europe ». Cette étude est un exercice de mise en abyme, un miroir : « l’humain aurait été créé par l’univers d’un effleurement pour pouvoir déployer et exercer une pensée sur lui-même ». Il faut « chercher la perte de temps » afin de « trouver un authentique désœuvrement dans la contemplation des taches oniriques ». Une expérience moins zen qu’il n’y paraît : avant de se parachever en « délivrance scripturale » où la « matière silencieuse » sédimente en « congères alphabétiques », elle passe par la souffrance. Le « sentiment poignant » du rêve qui s’empare de l’ostéonirismologue n’est pas sans conséquence, puisque le « processus d’invasion » va jusqu’à modifier sa structure atomique. Il finit par flotter, devenu la matière même du rêve qu’il étudie, ce qui l’amène à rédiger un « livre illisible » pour lequel il devra se vider de tous ses organes.
Et ce n’est là que le début du voyage. Impossible de rendre justice à un projet d’une telle ampleur en quelques paragraphes. Le lecteur curieux devra juger par lui-même en se plongeant à son tour dans les pages infinies de ce livre fou qui, nous en sommes convaincus, est un des évènements littéraires de l’année.
Julien Boutonnier – Les os rêvent [Dernier Télégramme, 2022, 730 pages, 32 euros]