" Une fois deplus, la Trieste bourgeoise, fascisante, collaborationniste par vocation même quand elle ne peut pas collaborer, a débarbouillé et remaquillé son visage. Rien que des gens respectables ; il n'y a guère d'autres villes en Italie où des industriels, des financiers, des armateurs, des banquiers se soient affichés aussi explicitement, je dirais instinctivement - mais prudemment, aussi, bien sûr - au côté des fascistes et même, quand il l'a fallu, des nazis. Tout en lâchant aussi quelque chose, et plus que quelque chose, à la Résistance, on ne sait jamais.
" Mais est-ce que vous avez lu le témoignage si ému, pauvre naïf, de ce jeune homme qui avait été cueilli dans la rue par les nazis après l'attentat du mess du Deutsches Soldatenheim et qu'on avait envoyé au siège de la Gestapo ? Lui aussi, il aurait probablement fini pendu dans la rue Ghega avec les cinquante et un autres si, précisément à ce moment, par chance, n'était entré le vieux baron Wenck, conseiller de la Compagnie de navigation Silba, qui venait voir son ami Stulz, son ancien condisciple à Munich, présentement capitaine de la Gestapo. Alors qu'on poussait le jeune homme menotté dans un réduit, le baron est passé devant lui, l'a reconnu - car peu de temps auparavant il avait travaillé comme jardinier dans sa villa -, il s'est ému, lui a promis de l'aider et, en effet, il a parlé à Stulz et le pauvre diable a été relâché. Il lui en a été reconnaissant toute sa vie, ça se comprend, mais ne trouvez-vous pas inquiétant qu'un des patrons de la navigation à vapeur à Trieste ait été suffisamment proche de la Gestapo pour détenir le pouvoir de faire libérer un malheureux vraisemblablement destiné à la torture et au gibet ?
" Le baron a vécu encore de nombreuses années, influent respecté et à l'aise aussi bien dans le Territoire libre que dans la République italienne comme dans sa jeunesse il l'avait été dans l'empire hasbourgeois, et avec lui ceux qui gravitaient dans le même cercle, les gens qui comptent à Trieste et qui ont lavé leur linge sale dans le Canal. Ils ont même fini par faire disparaître la Rizerie
- personne n'en parlait plus, même pas les antifascistes, personne n'était au courant, et pourtant c'était le seul four crématoire qui ait existé en Italie et personne, vraiment personne, n'en savait rien, c'est cela qui est tragique, ils étaient parvenus à effacer cette vérité, cette réalité... Même le 25 avril, dans les cérémonies officielles, on n'en parlait pas. On a fini par célébrer des anniversaires, par organiser des commémorations, mais très tardivement. Des cérémonies, des conférences, c'était bien le moins qu'on puisse faire, mais il a fallu attendre le procès pour savoir, pour prendre conscience que nous savions que des choses horribles s'étaient passé chez nous, sous notre nez, et que c'était aussi notre affaire... "
Claudio Magris : extrait de "Classé sans suite", Éditions Gallimard, collection L'Arpenteur, 2017, pour la traduction française. Du même auteur, dans Le Lecturamak :