Remise en lumière d’un chef d’oeuvre obscurci.
Une réception contrastée
Atelier de Rembrandt, 1642-1648, Rijksmuseum, Amsterdam
Ce tableau aujourd’hui très obscurci a connu des hauts et des bas [1].
Carl Gottlieb Guttenberg, 1786, British museum
Considéré comme une oeuvre majeure de Rembrandt et compris comme une scène de genre nocturne, il a fait partie de la collection des ducs d’Orléans au moins depuis 1721, avant de passer en Angleterre en 1791, lors de la vente des biens de Philippe d’Orléans.
C’est seulement en 1854 qu’il a été reconnu comme une Sainte Famille, avec la grand-mère Anne, la mère Marie et l’Enfant Jésus.
A partir de 1956, des doutes sur son attribution au maître ont commencé à s’exprimer, matérialisés par son exclusion , en 1969, du catalogue Gerson. A partir de 1994, il n’a plus été exposé par le Rijksmuseum, avant d’être réaccroché en 1999, vu sa grande popularité, avec une attribution à l’Atelier.
Cet article ne tient pas à rallumer la querelle d’attribution, mais à éclaircir la signification de l’oeuvre, en remettant en lumière des éléments qui n’ont pas été suffisamment exploités.
En forçant l’éclairage apparaissent de nombreux détails et quelques anomalies : erreurs destinées à rester dans l’ombre, ou au contraire indices laissés à un regard curieux ? C’est tout le problème des reproductions numériques qui, en modifiant les conditions du regard, créent peut être des fausses questions.
Comme dans toutes les oeuvres comportant un grand nombre d’objets, nous allons nous heurter au même problème : sont-ils disposés selon la fantaisie de l’artiste, ou obéissent-ils à une logique à découvrir ?
Il faut d’abord s’entendre sur l’identification des éléments. Ce schéma résume ceux sur lesquels il n’y a plus de doute :
- l’homme sous l’escalier tire du vin à un tonneau ;
- Sainte Anne tient dans ses mains une corde permettant de balancer le berceau ;
- le tableau pendu au dessus d’elle est une carte géographique, sur laquelle on ne voit rien.
Nous reviendrons plus loin sur les objets de la table et du placard, peu visibles et mal interprétés par Guttenberg. Ainsi que sur l’anomalie du vitrail de gauche, marquée d’un point d’interrogation.
Rembrandt et le « symbolisme déguisé »
Dans quelques oeuvres seulement, Rembrandt est revenu à une tradition flamande totalement passée de mode : faire porter à un objet du quotidien une charge symbolique. Voici quelques exemples assez frappants, mais qui sont passés à la trappe.
Siméon au temple
La scène représente Joseph et Marie amenant Jésus au Temple. Le vieillard Siméon, venu au même moment par une inspiration divine, le prend dans ses bras et le reconnaît comme la « lumière pour éclairer les nations » et un facteur de grands bouleversements, notamment pour Marie : « une épée te transpercera l’âme ». La vielle femme debout est la prophétesse Anne, connue par ce seul passage :
« Il y avait aussi une prophétesse, Anne, fille de Phanouel, de la tribu d’Asher. Elle était fort avancée en âge. Après avoir, depuis sa virginité, vécu sept ans avec son mari, elle était restée veuve ; parvenue à l’âge de quatre-vingt-quatre ans, elle ne quittait pas le Temple, servant Dieu nuit et jour dans le jeûne et la prière. Survenant au même moment, elle se mit à louer Dieu et à parler de l’enfant à tous ceux qui attendaient la délivrance de Jérusalem. » Luc 2,36-38
On comprend assez facilement que le mur de gauche symbolise ce que prophétisent Siméon et Anna : la grande lumière et la Croix, multipliée dans l’ombre des croisillons. Autre allusion à la Crucifixion : les paumes grand ouvertes d’Anna.
La partie à droite de la colonne montre la rambarde d’un escalier descendant, et un bougeoir avec une chandelle éteinte : le Temple est dans l’ombre, contrastant avec la Nouvelle Lumière.
Le repos pendant la fuite en Egypte
Le motif de la Croix est ici fièrement propulsé par la lanterne. Nous reviendrons plus loin sur cette gravure, qui montre que Rembrandt a conservé assez tard le goût pour le symbolisme qu’expriment surtout ses oeuvres précoces.
L’histoire de Tobie
Cette histoire a été illustrée à plusieurs reprises par Rembrandt ou son atelier. On y rencontre une troisième Anna, l’épouse du vieillard Tobie dont la charité et la piété sont mises à rude épreuve :
« Pendant qu’il dormait, il tomba d’un nid d’hirondelles de la fiente chaude sur ses yeux, et il devint aveugle. Dieu permit que cette épreuve lui arrivât, afin que sa patience, comme celle du saint homme Job, fût donnée en exemple à la postérité ». Tobie 1,11-12
« Anne, sa femme, allait tous les jours tisser de la toile et, par le travail de ses mains, elle rapportait, pour leur entretien, ce qu’elle pouvait gagner. Il arriva ainsi qu’ayant reçu un chevreau, elle l’apporta à la maison. Son mari, ayant entendu le bêlement du chevreau dit: » Voyez si ce chevreau n’aurait pas été dérobé, et rendez-le à son maître, car il ne nous est pas permis de rien manger qui provienne d’un vol, ni même d’y toucher. » Alors sa femme répondit avec colère: » Il est manifeste que ton espérance est devenue vaine; voilà ce que t’ont rapporté tes aumônes! » C’est par ces discours et d’autres semblables qu’elle l’injuriait. » Tobie 2,19-23
Le vitrail aux verres cassés et aux plombs tordus illustre la cécité de Tobie. La cage à oiseaux à l’aplomb de ses yeux vides en évoque probablement la cause, tandis que le chapelet d’oignons dit cruellement ce qui lui reste : les larmes.
En face, les yeux exorbités de la femme et de l’animal en rajoutent dans la cruauté, ainsi peut être que le panier en osier tout en haut, évoquant le soleil perdu.
Deux chandeliers sans bougie continuent à exploiter le thème de la cécité. Posés sur la chaise, le dévidoir à main (voir Pendants solo : mari -épouse ) et la bobine résument quant à eux l’activité de tissage d’Anna.
Atelier de Rembrandt, 1636, Staatsgalerie, Stuttgart
Dans ce tableau, c’est le rouet au complet qui sert de marqueur visuel permettant d’identifier Anna, qui tient les mains de son mari. Comme le remarque le Corpus, la scène s’inspire probablement de l’opération de la cataracte :
« Aussitôt Tobie, prenant du fiel du poisson, l’étendit sur les yeux de son père. Au bout d’une demi-heure environ d’attente, une taie blanche, comme la pellicule d’un oeuf, commença à sortir de ses yeux. Tobie la saisit, et l’arracha des yeux de son père, et à l’instant celui-ci recouvra la vue ». Tobie 11, 13-15
Le rideau translucide est une manière de montrer cette taie que Tobie est en train d’arracher.
On notera également le détail du tonneau de vin sous l’escalier. Tout comme le feu dans la cheminée, il symbolise ce qui reste à la vieillesse : se réchauffer.
Dans cette gravure tardive, avec une grande économie de moyens, Rembrandt réutilise le rouet pour illustrer le passage suivant :
« Et le père aveugle se leva et se mit à courir, et, comme il heurtait des pieds, il donna la main à un serviteur pour aller au-devant de son fils. » Tobie 11,10
On notera, à peine visible dans l’ombre au dessus de la fenêtre, le même panier-soleil, en écho au rouet renversé : cette autocitation quasiment imperceptible trahit une des facettes de la manière de composer de Rembrandt : réutiliser des objets auxquels il confère une forte valeur symbolique, sans se soucier qu’ils soient compris ou non.
En contraste, ce tableau multiplie les appels de pieds pour s’assurer que le spectateur ne perde rien : la barrique, les vitraux cassés, la bobine, le dévidoir, le rouet, le feu et le panier d’osier, sont alignés comme à la parade, tandis qu’un rideau vert en trompe-l’oeil vient parachever la prétention du peintre à égaler les plus grands.
Les Saintes familles de Rembrandt et de l’atelier
Un parcours rapide s’impose parmi les quelques oeuvres sur ce thème. Je les présente par ordre chronologique, en insistant seulement sur les détails significatifs pour ce qui nous occupe : la Sainte Famille de nuit.
Joseph, en vieillard à bonnet, s’est installé pour lire à l’arrière-plan. Le grand panier allongé posé contre le mur de droite est un accessoire typiquement hollandais, un panier de maternité (bakermat) [2] : les femmes s’y asseyaient pour s’occuper de leur bébé, comme on le voit dans le tableau ci-dessous :
Rembrandt, 1634, Alte Pinacothek, Münich (Corpus , vol II, A88 p 450)
Joseph est cette fois représenté en père attentif et protecteur : ses instruments de menuisier, potentiellement contondants et perçants (ciseau, vilebrequin, marteau, écorceuse à deux poignées) se tiennent tranquilles dans la pénombre. Bien au chaud dans une fourrure, le bébé est totalement emmailloté, mis à part ses pieds nus que Marie réchauffe de sa main. Ce geste est peut être plus qu’un détail charmant.
En aparté : toucher le pied de l’Enfant
Certains Pères de l’Eglise [3] voyaient dans les pieds de Jésus le symbole de sa nature humaine (tandis que sa tête représente sa nature divine) : mais ces gloses concernent plutôt Jésus adulte (le lavement des pieds par Marie de Béthanie).
Madone Sternberg, vers 1390, Olomouc Archidiocesan Museum
En revanche, dans un type de Vierge à l’Enfant gothique [3a], Marie touche de sa main un des pieds nus de l’Enfant, comme pour le protéger de sa future blessure. Cette iconographie s’inspire de la Vision de Saint Brigitte, selon laquelle la Vierge serait tombée en larmes devant la beauté de son fils, ayant la prémonition de sa Passion.
Le geste de toucher le pied se rencontre encore dans certaines madones de la Renaissance italiennes (Raphaël, Botticelli), via lesquelles il aurait pu être connu de Rembrandt.
Le fait que Marie joigne les pieds d’une seule main suggère que le geste va au delà de la simple tendresse maternelle : Rembrandt réactive probablement la vieille symbolique de la prémonition de Marie, mais à sa manière : sans y toucher.
Atelier de Rembrandt, 1640, Louvre (Corpus volume III, C 87 p 557)
Selon le Corpus, il y a de fortes présomptions pour que cette oeuvre soit due à Ferdinand Bol, un élève de Rembrandt qui se distingue par sa capacité à développer et expliciter des thèmes conçus par le Maître, en de véritables « compilations » du vocabulaire rembranesque [4].
Le bakermat de la gravure de 1632 sert ici de siège à Marie. On reconnaît les mêmes outils que dans le tableau de Münich : Joseph cette fois manie des deux mains l’écorceuse. Tout à son goût de l’explication, l’auteur a suspendu à se ceinture un étui à outils et posé sur sa tête un chapeau de travailleur. Il a ajouté toute une série d’objets que peut justifier l’activité de menuisier itinérant, mais qui sont surtout issus du vocabulaire de la Fuite en Egypte : le grand chapeau plat suspendu à gauche, la selle posée à cheval sur la poutre, les étriers suspendus dans l’ombre sous la fenêtre.
D’autres accessoires de voyage ont été rajoutés près du poteau central : une calebasse pour boire, des chaussures de marche, un sac pour transporter les outils.
Sainte Anne s’insère à gauche du berceau, d’une manière qui mérite toute notre attention :
- le berceau est vu sous le même angle que dans la Saint Famille de Nuit (le rouet remplaçant le capot) ;
- le livre passe des mains de Sainte Anne à celles de Marie.
Interrompant sa lecture, Anne pose ses lunettes et rabaisse la couverture pour mieux voir la tête de l’enfant. C’est à la fois une grand-mère fredonnant une berceuse à son petit fils ; et une mère conférant avec sa fille à propos de la tétée interrompue.
La moitié droite du tableau est une grande nature morte, animée seulement par le chat qui regarde bouillir la marmite dans la cheminée. Un lit s’ouvre à l’arrière-plan, tandis qu’au premier plan un chenet et un grand chou font repoussoir.
Pour reconstituer outrageusement le procédé de composition :
- de la Sainte famille de 1632, reprendre le bakermat et la figure du liseur, en le transposant en liseuse ;
- de la Sainte famille de 1634 , reprendre les outils de Joseph ;
- pour étoffer le propos, saupoudrer d’objets empruntés à un thème voisin, celui de la Fuite en Egypte ;
- compléter la moitié droite par un décor anecdotique.
Ce principe d’explication et d’expansion va tout à fait à rebours de Rembrandt, qui privilégie l‘ellipse et la concentration sur le détail signifiant.
Comme le résume excellemment le Corpus (Volume III, p 566) :
« On peut dire que la peinture de Paris pousse à l’extrême le sens du détail caractéristique de Rembrandt, d’une manière typique de Bol, et reste en même temps dans le vague quant à l’inscription des figures ».
Ferdinand Bol, 1643, étude pour une gravure, British Museum
On a depuis longtemps noté les similitudes de composition avec la Sainte Famille avec Anne de 1640 (un des grands arguments en faveur de son attribution à Ferdinand Bol) :
- le même poteau central, avec ses quatre chevilles, la calebasse et le panier, divise la pièce en deux ;
- la partie nature morte, avec le lit au fond, héberge maintenant le berceau vide et le bakermat posé verticalement, plus une gourde métallique posée sur une haute caisse ;
- la cheminée (avec la même grappe d’oignons) et le chat cette fois vu de dos servent de repoussoir à la partie animée ;
- le livre de Sainte Anne est maintenant posé sur le rebord de fenêtre et le geste tendre d’arranger la couverture est repris par Joseph.
L’idée principale est celle d’un retour à la gravure de 1632 : en escamotant Anne, la figure de la vieillesse et de la sagesse revient à Joseph, qui retrouve son bonnet d’intérieur et perd tous ses attributs de menuisier.
Rembrandt, 1642
Ferdinand Bol, 1643, British Museum
Par son contraste lumineux, la gravure de Bol s’inspire de cette gravure radicale de Rembrandt réalisée dans l’intervalle : saint Jérôme, son chapeau de cardinal, sa tête de mort et son lion, sont presque totalement noyés dans l’ombre, d’où émerge seulement le crucifix.
L’attribution est certaine, puisque Bol a apposé son nom et la date (très difficile à lire, tout le monde ne s’accorde pas) au centre de l’ovale du vitrail. Cette signature, placée en pleine lumière et pourtant presque imperceptible, traduit moins la modestie qu’une sorte de goût pour le paradoxe et l’énigme.
Ce dessin est la seule Sainte Famille de Rembrandt comportant le personnage d’Anne, et la seule ayant pour source lumineuse une fenêtre : tout se passe comme si le Maître avait laissé à l’élève le soin de développer le thème de la Sainte Famille dans une chambre obscure. A remarquer le détail du passant regardant à travers le vitrail, que nous retrouverons plus loin.
Rembrandt, 1645, Ermitage, Saint Petersbourg
Rembrandt se réserve une nouvelle idée, celle de la rencontre de deux lumières :
- l’une céleste, qui émane des anges et descend vers le livre ;
- l’autre terrestre, qui monte depuis le feu.
Ce feu n’est pas infernal, mais bienfaisant : Marie a retroussé sa robe pour profiter de sa chaleur, en complément de la chaufferette. C’est un feu humble, qui s’alimente des rebuts de l’atelier.
Le thème de la chaleur se retrouve dans une première couverture fourrée posée sur le bébé. Après Anne et Joseph, c’est maintenant Marie qui se charge du geste tendre d’arranger une seconde couverture : posée sur le capot du berceau, elle protège le bébé des courants d’air : probablement sa mère la relève-t-elle, comme Sainte Anne, pour voir si le bébé dort.
Mais une autre interprétation nous est suggérée par les ombres fortes du bras de Marie sur sa robe et de sa tête sur le livre : ne faut-il pas comprendre au contraire qu’elle pose la seconde couverture pour protéger le bébé de la lumière céleste trop intense ? Nous serions alors dans la même idée de prémonition de la Passion – encore un instant Monsieur le bourreau. – mais exprimée de manière plus discrète que dans la Sainte Famille de 1634.
L’ombre de la tête sur le livre symbolise cette tentative, vouée à l’échec, d’interrompre le cours de l’Ecriture.
Un autre détail vient confirmer cette lecture : beaucoup ont remarqué le clou isolé qui évoque la Crucifixion. Mais personne n’a prêté attention à la direction de son ombre, et de celle des outils.
A la lumière céleste (en blanc) et au rayonnement bienfaisant du feu (en orange) se mêle une troisième lumière dont la source est en hors champ (en rouge).
La cécité de Tobie (détail), Rembrandt, 1651, MET
Il s’agit sans doute d’une lampe à huile qui permet à Joseph de travailler la nuit : mais sa position, dans les profondeurs de l’âtre, lui donne ici une dimension diabolique : le destin cruel est en attente et le menuisier, sans s’en rendre compte, affûte déjà le pied de la Croix.
Une fois repéré ce thème de la Prémonition, il devient évident ailleurs : il explique ici le regard triste de Marie en direction du petit feu, et du chat qui lorgne la bouillie.
Nicolaes Maes (attrib), vers 1646-50, Ashmolean Museum, Oxford
Cette copie fait mieux comprendre le décor : le grand plancher en bois, portant des gerbes et bâti à l’intérieur d’une structure plus noble, s’inscrit dans la tradition médiévale de la crèche de Bethléem construite à l’intérieur des ruines du palais de David (voir 5 Apologie de la traduction ). Mais le poteau central, placé juste à l’aplomb du feu, sert évidemment de prémonition de la Crucifixion.
Une autre « astuce » est ici le trompe l’oeil, qui fait déborder la scène centrale sur ses marges :
- à droite, le rideau fait écho aux courtines du lit ;
- en haut et en bas, les moulures ouvragées magnifient la crèche de bois.
Après la floraison du thème autour de 1645, Rembrandt y reviendra une dernière fois dans cette gravure, dont la composition rappelle beaucoup celle du tableau de Kassel. Tandis que le chat dort, Joseph a pris sa place à l’extérieur, lorgnant comiquement à travers le vitrail non sur l’enfant, mais sur sa pitance posée sur le rebord. Deux allusions très appuyées, l’ovale formant auréole et le petit serpent écrasé par le pied de Marie, témoignent d’un certain épuisement symbolique.
Considérées chronologiquement, les oeuvres que nous venons de voir témoignent d’une intense recherche, avec un vocabulaire graphique restreint : ainsi le même geste d’arranger la couverture a trois significations différentes. Elles montrent également comment Rembrandt modernise le « symbolisme déguisé » en le repoussant dans un niveau de lecture facultatif pour la compréhension du sujet, mais qui en relève le goût, tel un arôme du passé destiné aux seuls connaisseurs.
Zoom sur quelques objet
La carte de géographie et la poulie
Atelier de Rembrandt, 1637, Ermitage
Le Corpus considère cette version comme la copie à l’identique, mais en format réduit, d’un tableau perdu de Rembrandt : le soir venu, le Maître de la vigne paye le denier convenu à tous ses ouvriers, qu’ils soient de la première ou de la onzième oeuvre.
Ce qui nous intéresse, du point de vue de la Sainte Famille de nuit, est l’environnement de la fenêtre :
- la cage à oiseau suspendue, qui a pu inspirer la poulie ;
- la carte de géographie, juste derrière le Maître de la vigne.
Il est clair que ces deux détails ne sont pas là par hasard :
- la cage forme une sorte de dais suspendu au ciel, qui souligne la Majesté du maître : « Ne m’est-il pas permis de faire en mes affaires ce que je veux ? » ;
- la carte est, bien sûr, celle de son domaine.
Les deux récipients métalliques
Deux récipients métalliques figurent dans la partie droite, l’un posé à contrejour sur la table juste derrière les chaussures, l’autre rangé en pleine lumière sur l’étagère du bas.
Elève de Rembrandt (Dou ?), Museum of Fine Arts, Boston
Le récipient sur la table est une gourde métallique qui apparaît dans plusieurs tableaux de Rembrandt ou de l’atelier, souvent associé à la soldatesque.
En tant que gourde, elle est aussi connotée avec le voyage. On la le retrouve ici posée par terre à côté d’une sacoche à bandoulière et du bâton qui permet de la transporter sur l’épaule. Fermée et placée dans le dos de Loth, elle représente l’eau qu’il aurait pu boire durant sa fuite, au lieu de préférer le vin que lui offrent ses filles pour l’enivrer et abuser de lui.
Dou la pose à côté d’une malle désormais inutile, pour évoquer les voyages passés du vieillard : il ne lui reste maintenant que les plaisirs sédentaires de la vieillesse : livres, musique, tabac, feu dans la cheminée et boisson, évoquée par le verre renversé à côté du pichet.
Gérard Dou, vers 1655, Clark Art Institute
Ce type de pichet, dit « à la Jan Steen », est assez fréquent dans les tableaux de boisson : il possède alors un bouchon de type clapet, permettant d’éviter que le vin ne s’évente.
Dans cette scène qui illustre le dicton « quand les parents boivent, les enfants trinquent », on voit bien le clapet ouvert, tandis que la grande soeur initie son petit frère à la boisson.
Seule est étrange la présence du pichet à vin dans le placard : pourquoi Joseph l’y a-t-il laissé en allant tirer son vin au tonneau ? Nous reviendrons plus loin sur ce point.
La place du sac (SCOOP !)
Je n’ajouterai pas mon grain de sel à ce tableau tellement commenté, me contenant de relever trois détails passés généralement sous silence :
- le panier-soleil habituellement associé à la cécité de Tobie, accroché ici au dessus d’un autre symbole d’occlusion : la porte basse qui forme presque un oculus ;
- le troisième personnage débout dans l’escalier, aujourd’hui complètement invisible ;
- le sac qui nous intéresse.
Dans le tableau original (et le gravure), il est suspendu sous l’escalier, à portée de main quand on sort. L’auteur anonyme de la copie a trouvé plus logique de le mettre dans la main de la silhouette qui monte.
1640, Louvre
Ferdinand Bol, 1643, étude pour une gravure, British Museum
Dans les deux Saintes Familles attribuables à Bol, le sac à outils est placé à côté du poteau central, près de la calebasse, autre accessoire indispensable lors des interventions à l’extérieur.
Atelier de Rembrandt, 1642-1648, Rijksmuseum, Amsterdam
Dans l’oeuvre qui nous occupe, il était initialement placé au même endroit, sur le poteau central. Il a ensuite été décalé à sa place logique, sur le poteau près de l’escalier. L’autre repentir important que montre la radiographie est le miroir, peint par dessus la première couche picturale.
Le déplacement du sac est un argument fort en faveur de l’attribution à Bol : il l’aurait d’abord mis machinalement au centre, à proximité des chaussures de Joseph sur la table (comme dans la Sainte famille du Louvre). Il l’aurait ensuite déplacé à un emplacement plus logique, près de l’escalier, avec le grand avantage de mettre en valeur le clou symbolique, en plein centre.
L’objet-mystère (SCOOP !)
Selon le Corpus, il s’agirait d’un tampon de fortune qui bouche un carreau cassé. On peut aussi y voir une boule végétale accrochée autour d’un plomb vertical.
Samuel van Hoogstraten utilisera plusieurs fois le thème du vitrail comme support à un trompe-l’oeil. Une fois découverte à l’arrière-plan la figure du buveur, le jeu consiste à deviner comment tiennent les trois peignes, le polyèdre en carton et la carte à jouer.
- Le premier peigne est derrière le vitrail, tenu par la barre de fixation verticale.
- Le second, à demi transparent, est devant le vitrail, tenu (ainsi que la lettre) par la barre de fixation horizontale.
- Le troisième, vu à travers un carreau ébréché, est plaqué par le bras gauche du farceur.
- Le polyèdre en carton est coincé à la place d’un carreau manquant.
- La carte à jouer passe à travers un carreau fêlé.
Le jeune Samuel van Hoogstraten est passé par l’atelier de Rembrandt ente 1640 et 1647, mais ses fameux trompe-l’oeil (voir Lettre d’amour aux Pays-Bas ) sont d’une époque largement postérieure.
D’autres peintres ont repris le procédé du trompe-l’oeil au vitrail. Gysbrechts superpose même deux treillis, celui des plombs et celui des rubans rouges qui tiennent les objets de l’arrière-plan. On remarquera qu‘aucun des objets du premier plan n’est tenu par les plombs (puisqu’ils sertissent les carreaux) : ils sont tous coincés soit par la barre de fixation horizontale, soit par le bord du cadre.
Dans le cas de notre objet-mystère, l’hypothèse d’un objet suspendu à un plomb ne tient pas.
Ce dessin ne peut pas être une étude préparatoire pour le tableau, puisque le bougeoir et le miroir y figurent déjà à leur place définitive. C’est donc une copie très précise – une pratique d’atelier dont on possède d’autres exemples dans la période – destinée à conserver le souvenir des oeuvres du maître : preuve que, si la Sainte famille de Nuit, est de la main d’un élève, elle a d’emblée été considérée comme une réalisation mémorable.
Dans la fenêtre, les vitraux n’ont pas été figurés, mais notre objet-mystère est bien présent : preuve d’une part qu’il n’a pas pour fonction de boucher un trou, d’autre part qu’il méritait d’être reproduit, quoique de manière peu distincte.
Carl Gottlieb Guttenberg, 1786, British museum
Le gravure de Guttenberg propose une tête de chat, ou plutôt de chaton vu sa taille : les volets étant fermés, il faut comprendre que le minou à tenté de s’enfuir par le carreau manquant, puis rebroussé chemin vers l’intérieur.
J’ai pensé d’abord à une pure invention de Guttenberg, mais cette aquatinte, probablement réalisée après le passage du tableau en Angleterre, propose la même interprétation.
Il me semble désormais que l‘idée du chaton est nettement la plus plausible : sans doute le détail était-il plus lisible à l’époque. De plus, l’animal est présent dans toutes les Saintes Familles de la période 1645 : alors, pourquoi pas dans celle-ci ?
Synthèse sur les objets de l’atelier (SCOOP !)
A l’issue de ces comparaisons, tous les objets sont désormais identifiés, y compris ceux de la partie droite.
Sur la table, la gourde et les souliers de Joseph. A côté, l’assiette avec la bouillie de l’enfant, que nous avons rencontrée plusieurs fois, est posée sur une pile de langes, remplaçant le panier à layette que nous avons également rencontré plusieurs fois. A l’extrême-droite, le panier dressé contre le mur rappelle, en réduction, le bakermat de l’étude de Bol : c’est en fait un banneton, panier allongé où on laisse le pain reposer et lever.
Le Repos durant la Fuite en Egypte et ses symboles
Ce thème fréquemment traité par Rembrandt et l’atelier, est un de ceux où se révèle, comme dans la Sainte Famille, un jeu de surenchère entre Rembrandt et Bol.
Attribué à Gérard Dou (figures) et Govert Flinck (paysage), vers 1631-34, collection privée, photo RDK (Corpus Vol 1, C6 p 483)
Ce tableau a beaucoup déconcerté les spécialistes : stylistiquement, le paysage semble avoir été peint par un autre peintre que les figures, où le sens extrême du détail caractérise le style de Dou.
Iconographiquement, la composition n’est pas moins étrange :
- Joseph lit, occupation paisible bien éloignée de l’ambiance dramatique de la Fuite ;
- l’âne manque, évoqué uniquement par la selle posée sur le branche ;
- le grand bakermat accroché à côté ne fait pas partie des premiers objets à emporter.
Ce tableau d’un suiveur de Rembrandt présente la même composition triangulaire, avec sous l’arbre une étable de fortune qui justifie l’absence de l’âne. Tout l’accent porte ici sur Joseph, sorte d’ermite devant sa grotte, étudiant un livre difficilement transportable.
Il serait périlleux de prétendre interpréter des tableaux aussi incertains : retenons simplement la grande liberté avec laquelle des artistes pouvaient s’éloigner du traitement purement narratif, éludant ou hypertrophiant des éléments pour des raisons qui nous échappent.
Le Repos durant la Fuite en Egypte
Dans la première gravure, dont nous avons déjà commenté la très symbolique lanterne, Rembrandt a rajouté l’âne en dernier (troisième état). A gauche sont mis en lumière les trois accessoires de voyage : selle, gourde métallique et panier à layette. Marie se tient la tête dans le geste de la mélancolie, tandis que Joseph en bonnet regarde dans le vide, tenant dans sa main droite un petit objet mal défini, sur lequel les commentateurs ne sont guère diserts.
La solution nous est donnée par la seconde gravure, restée inachevée : il s’agit d’un canif avec lequel Joseph pèle une pomme. On retrouve chez Marie le geste omniprésent dans les Saintes Familles : relever la couverture pour montrer le visage de l’enfant.
On voit que Rembrandt lui-même ne reculait pas devant un certain hermétisme : l’âne rajouté comme à regret, et le canif indécidable.
Le Repos durant la Fuite en Egypte
Il se prouve que Bol s’est inspiré de la gravure de 1644 pour deux compositions, l’une hermétique et l’autre explicite.
Dans la version hermétique, Bol reprend magistralement le geste mélancolique de Marie, le regard dans le vide de Joseph, et le canif pendant, au service d’une impression de désespoir et de menace. Il faut vraiment bien chercher pour remarquer, derrière la gourde, la miche de pain qui justifie le canif. Détail tellement discret que les copistes du tableau soit l’omettent, soit l’interprètent de travers (rabot).
Conclusion provisoire
La série des Saintes Familles nous a montré Rembrandt et Bol se passant le relai dans une surenchère sur l’obscurcissement qui confine à l’invisibilité, avec comme point culminant le Saint Jérôme de 1642. Dans ce contexte, la Sainte Famille de Nuit constitue, avec ses volets fermés, une forme de terminus théorique, où la lumière de la fenêtre elle-même s’abolit.
.La série des Repos durant la Fuite en Egypte nous a montré une autre forme de surenchère entre le maître et l’élève, cette fois sur l’hermétisme. L’existence de couples de versions, l’une explicite et l’autre plus secrète, montre que la clientèle de l’atelier comprenait des amateurs d’ellipse et de devinettes.
Un patchwork thématique
D’un point de vue comparatif, on constate que l’image constitue un patchwork de trois thèmes fréquents dans l’atelier :
- dans le premier secteur (le bougeoir mis à part), on retrouve les éléments habituels de l’histoire de Tobie, qui pourrait être l’homme au tonneau, tandis que le rouet pourrait être non pas celui de Sainte Anne, mais de sa femme Anna ; manque un élément essentiel : le feu ;
- le secteur central héberge une Sainte Famille, moins Joseph et ses outils ; et plus la carte géographique, objet peu usité par l’atelier, apparaît seulement dans la parabole du Maître de la Vigne, comme emblème de son pouvoir ;
- enfin, dans le troisième secteur, les objets sur la table sont ceux d’une Fuite en Egypte.
Cette lecture thématique n’explique pas tout, puisque toute la zone autour de la fenêtre lui échappe totalement.
Partie vive et partie morte
Une autre lecture consiste à remarquer que, comme dans les Saintes Familles attribuables à Bol, l’image se compose de deux moitiés très différentiées : une scène de genre et une nature morte.
Avec cette lecture, des couple se forment entre les deux parties du tableau :
- deux récipients à anse : le sac et le banneton (en orange) ;
- deux vêtements de Joseph : le manteau et les souliers (en rouge) ;
- des sources de lumière opposées : un bougeoir vide et une cheminée éteinte, face à une bougie invisible (en blanc) ;
- trois récipients évoquant la boisson : tonneau, gourde et pichet (en violet).
Le fait que le pichet soit resté côté placard, bien que Joseph tire du vin au tonneau, invite à considérer qu’au moins certains de ces objets jouent un rôle symbolique.
Une Sainte Famille chosifiée (SCOOP !)
Si l’on regroupe les deux ustensiles de voyage et les deux ustensiles de puériculture, on ne peut s’empêcher de voir, dans la nature morte de la table, une évocation de Joseph et Marie. Les trois objets du mur, à connotation évidemment eucharistique, évoquent quant à eux le troisième membre de cette Sainte Famille chosifiée.
La Sainte Famille de Nuit : une interprétation
Nous voici parvenus au bout des déductions « raisonnables », qui suffisent à montrer le caractère ambitieux et quasi-expérimental de la composition.
Je propose ici une interprétation, non garantie, des points qui sont restés dans l’ombre.
La question de la maladresse (SCOOP !)
Les lignes blanches montrent l’emplacement de la bougie cachée : un des arguments avancés par le Corpus pour refuser l’attribution à Rembrandt est le caractère manifestement démesuré, bien que la direction soit correcte, de l’ombre de la tête sur la carte.
Les deux lignes roses montrent des ombres fausses :
- il ne devrait pas y en avoir à droite du panier (rappelons-nous cependant que celui-ci a été rajouté après coup) ;
- l’ombre dans la moitié droite de la fenêtre devrait être nettement plus large, l’obscurcissant presque en totalité.
Les lignes jaunes et bleu montrent une construction perspective surprenante : les deux moitiés de la gravure ont des points de fuite différents (lignes bleues et jaunes), la ligne rouge étant erronée.
D’autres oeuvres montrent la même liberté par rapport à la perspective centrale : ici, le schéma à deux points de fuite n’est pas une erreur de copie, il était très probablement présent dans l’original de Rembrandt.
Atelier de Rembrandt (Bol ?), 1640, Louvre
Une oeuvre majeure, la Sainte Famille du Louvre, présente même trois points de fuite, un pour le plancher et un pour chaque mur, plus la même erreur sur une poutre.
On est donc fondé à conclure que ces « maladresses », l’hypertrophie de certaines ombres et les points fuite différents, sont plutôt des procédés expressifs parfaitement maîtrisés.
Le point de fuite de gauche régit la zone « Tobie », que nous pouvons maintenant baptiser la zone « Ancien Testament ». La bougie avec son réflecteur, qui n’apparaît dans aucune autre oeuvre de l’atelier, est au premier degré une maladresse, puisqu’elle n’est clairement pas au centre de la cheminée. Elle joue donc un rôle symbolique :
le réflecteur sans bougie est une assez bonne métaphore de l’Ancien Testament, qui se contente de refléter la lumière de la bougie masquée.
Le point de fuite de droite régit la zone « Sainte Famille », éclairée par la lumière du Nouveau Testament.
Le problème des volets clos
On ne peut que redire le caractère radical, par rapport à toutes les traditions graphiques de l’atelier, de cette fenêtre par où ne rentre aucune lumière.
De plus la construction révèle une « maladresse » que n’a pas manqué de relever le Corpus : les charnières inclinées rendent impossible, malgré la poulie, le relevage du volet. Or cette « maladresse » est impossible à corriger, puisqu’elle est inhérente à la forme en arcade.
Le volet supérieur n’est possible que si la partie supérieure de la fenêtre est quadrangulaire, comme dans cette échoppe de tailleur.
D’après Le philosophe en méditation, Rembrand, 1632, Louvre
Ce type de fenêtre, à partie supérieure cintrée, est celui du « philosophe en méditation » : le vitrail fixe est placé côté extérieur, ce qui permet de poser un récipient sur le meneau. La forme en tau, à l’aplomb du livre, prend forcément une signification christique.
D’un point de vue prosaïque, les vitraux ouvrants sont placés coté intérieur : on ne peut donc rajouter des volets que du côté extérieur : ceux qu’on voit, fermés, à travers les vitraux de la Sainte famille de nuit.
En revanche, fermer la partie supérieure est impossible : un volet extérieur ne pourrait être manoeuvré, et un volet intérieur se heurte à la forme en arc.
Le volet supérieur, dans la Sainte famille de nuit, n’est pas un objet mal dessiné, mais un objet impossible : pourquoi alors, avec l’anneau, la poulie et la corde, avoir attiré l’attention sur lui ?
Ce portrait frappant du jeune ami et futur mécène de Rembrandt a été tellement célébré que la gravure, devenue très rare, a été reproduite plusieurs fois par la suite. Comme le note Luba Freedman :
« Le portrait gravé de Jan Six a impressionné ses contemporains, et c’est précisément cette image d’un visage juvénile nageant dans les rayons de la lumière du jour, qui les a marqués. » ([6], p 100)
Un décor théâtral
En 1647, Jan Six était travaillait sur sa tragédie Médée , dont Rembrandt réalisera le frontispice l’année suivante. La gloire promise au jeune homme est celle du théâtre, auquel font allusion plusieurs détails relevés par Luba Freedman :
- la plateforme, évoquant une scène, sur laquelle se tient le jeune auteur ;
- l’insistance sur le grand rideau (en vert) ;
- la dague suspendue dans la pénombre en haut à gauche : l’attribut de la Muse de la Tragédie chez Ripa (traduit en néerlandais en 1644).
On peut rajouter d’autres éléments que Luba Freedman n’a pas relevés :
- le chapeau et le bâton, accrochés trop haut pour être ceux de Jan Six, sont probablement eux-aussi des accessoires de théâtre ;
- ils sont posés sur un grand pan de tissu (en rouge) qui ne fait pas partie de l’ameublement et n’est pas non plus le manteau de Six, posé sur la fenêtre (en rose) ; trop grand pour être une cape, c’est probablement lui qui évoque le rideau du théâtre ;
- le rideau du tableau (en vert) fait système avec celui de la fenêtre, transformant l’amateur d’art en personnage d’une oeuvre d’art.
Le mécanisme de relevage (SCOOP !)
Il faut attendre les années 2000 [7] pour qu’un commentateur remarque l’objet au coin de la fenêtre, « une cheville pour maintenir la fenêtre en position haute ». Plus précisément, il s’agit d’une manivelle assujettie à la partie mobile d’une fenêtre à guillotine, s’engrenant dans une crémaillère encastrée dans le cadre.
Bien sûr, il est possible que le fortuné Jan Six ait bénéficié d’un tel dispositif dans sa maison d’Amsterdam. Mais sa présence à cet emplacement stratégique, entre la dague de la Tragédie et le visage du tragédien, va nécessairement au delà de la fierté de posséder un accessoire d’ameublement.
Cette manivelle s’inscrit parmi les allusions au théâtre, en évoquant les mécanismes qui permettent de relever les décors.
Jan Six et la Sainte Famille la Nuit
En 1645, Jan Six est âgé de 27 ans. Il a fini ses études, effectué son Grand Tour en Italie, et il vient d’hériter de la fortune de sa mère. On ne sait rien des débuts de sa relation amicale avec Rembrandt [8] : la gravure « Le pont de Six » date de 1646, et le portrait de 1647, avec ses allusions complexes, témoigne d’une complicité déjà bien engagée entre l’artiste confirmé et le jeune homme prometteur.
Par ailleurs, au verso de la Sainte Famille la Nuit, l’inscription Margrita Six suggère, selon le Corpus, qu’il a appartenu, à un moment ou à l’autre, au père de Margherita, Jan Six.
Le pas supplémentaire, totalement hypothétique, consiste à proposer que les singularités de la Sainte Famille la Nuit s’expliquent par le fait qu’il s’agit d’une commande personnelle de Jan Six à Rembrandt, ou du moins à un de ses élèves les plus doués (Bol). On ne peut que relever les similitudes de conception entre la gravure et le tableau :
- rôle central de la fenêtre, dans la gloire de l’ouverture ou le mystère de la clôture ;
- insistance sur le mécanisme de relevage ;
- un « tableau dans le tableau » indéchiffrable (le tableau masqué par le rideau, la carte masquée par l’ombre) ;
- mise en scène d’un second niveau de lecture, par un symbolisme discret et personnalisé.
Une lecture d’ensemble
Rembrandt (attribution), 1640-41, Fitzwilliam Museum, Cambridge
Ce dessin est le seul de l’atelier où figure une fenêtre close : en bas, il n’y a pas de vitrail et les volets sont extérieurs, comme le montre le pot posé sur le rebord. L’idée est que la fenêtre fermée, par sa forme en croix, fait écho à l’explosion de lumière : tout à fait originale dans l’épisode d’Emmaüs, elle représente la transformation explosive du Christ en lumière après sa rencontre avec les pèlerins. Autrement dit une seconde Résurrection face à la seconde Crucifixion qu’évoque la forme de la fenêtre.
D’un point de vue purement formel, la fenêtre s’inscrit dans le mécanisme d’écho, déjà relevé, entre la moitié « animée » et la moitié « morte » : la poulie avec sa corde rappelle le rouet et la corde d’Anne, tandis que la forme « en berceau » du volet rappelle celle des patins. La fenêtre, dans son ensemble, est formellement une sorte de « berceau inversé ». Je pense qu’elle l’est aussi, symboliquement, en évoquant l’autre bout de la vie : le tombeau.
Mon interprétation consiste à regrouper toutes les « maladresses » de la composition, en considérant qu’elles constituent au contraire autant d’indices permettant d’accéder au second niveau de lecture. Le voici, tel que je le comprends, résumé dans ce dernier schéma :
Entre A et E, l’arc de cercle, qui épouse la forme du berceau inversé, résume la trajectoire de Jésus, entre sa naissance et sa résurrection.
En A, l’ombre du rouet s’inscrit à la limite entre la zone « Ancien Testament », avec son escalier à sept marches et l’ombre anonyme tirant du vin, et la zone « Nouveau Testament » : au dessus de la tête de l’enfant, elle fait voir la couronne d’épines qui lui est promise, et qui s’engrène, mécaniquement, sur les sept jours de la Genèse et de la Faute.
En B, l’ombre surnaturelle sur la carte évoque l’éclipse sur Jérusalem, au moment de la mort du Christ (dans les cartes géographiques du siècle d’or hollandais , l’Est est en bas).
En C, le clou résiduel évoque la Descente de croix.
En D, la fenêtre close représente le tombeau du Christ :
- côté terre, hermétiquement refermé, comme le montre le détail du chaton faisant demi-tour,
- côté ciel, instrinsèquement impossible à ouvrir.
Pourtant, la résurrection s’est produite, laissant cette lumière dont la source est masquée ; les chaussures vides, comme souvent, signalent le seuil d’une zone sacrée.
En E, le placard-tabernacle expose ce que le Christ a laissé après son passage du Terre : l’Eucharistie, qui contrebalance la faute originelle.
On pourrait qualifier le huis-clos de la Sainte Famille de nuit comme une prémonition généralisée de la Passion, jointe à une tentative inouïe de montrer le Tombeau du Christ depuis l’intérieur.
Pour l’analyse du tableau dans le corpus des oeuvres de Rembrandt :
Volume 5, Oeuvre V5, p 379
https://rembrandtdatabase.org/literature/corpus
Notice du Rijksmuseum : https://www.rijksmuseum.nl/en/collection/SK-A-4119
Histoire de sa réception : Taco Dibbits « Ooit Rembrandts ‘vermaarde schilderij’: de receptiegeschiedenis van « Heilige Familie bij avond » Bulletin van het Rijksmuseum Jaarg. 54, Nr. 2 (2006), pp. 100-121 (22 pages) https://www.jstor.org/stable/40383648 [2] Sur les accessoires liés à la maternité au XVIIèeme siècle hollandais, voir le site très documenté de l’historien d’art Kees Kaldenbach : https://kalden.home.xs4all.nl/vermeer-info/house/h-a-zwangerschapENG.htm .
Sur le panier de maternité en particulier : https://kalden.home.xs4all.nl/vermeer-info/house/hz-bakermat-eng.htm [3] Chromance, Sermo XI, 4 voir Madeleine Scopello « Femme, Gnose et Manichéisme: De l’espace mythique au territoire du réel » p 8 https://books.google.fr/books?id=5_gFEAAAQBAJ&pg=PA8 [3a] https://en.wikipedia.org/wiki/Sternberg_Madonna [4] Corpus volume III, C 87 p 565 [5] https://rembrandtcatalogue.net/ [6] Luba Freedman « Rembrandt’s « Portrait of Jan Six » » Artibus et Historiae Vol. 6, No. 12 (1985), pp. 89-105 https://www.jstor.org/stable/1483238 [7] Erik Hinterding, Ger Luijten, Martin Royalton-Kisch « Rembrandt the Printmaker », 2000 page 240 [8] Geert Mak, « The Many Lives of Jan Six: A Portrait of an Amsterdam Dynasty » p 71 et ss https://books.google.fr/books?id=-O09DwAAQBAJ&pg=PT71