Télescopages temporels
Tous les jours sont un même jour et une infinité d’autres, ce que démontre Didier da Silva dans un almanach aussi permanent que personnel où les époques, les anecdotes, les naissances et les morts ne cessent de se croiser.
On peut organiser le temps en belles lignes droites, faire de la succession des jours une avancée inébranlable, sans soubresauts ni passe-droits, le mercredi succédant au mardi, mars à février et le XXIème siècle au XXème. Qu’il soit des postes ou chinois, richement illustré ou froidement pratique, le calendrier est implacable, il impose sa loi à la vie des hommes. On peut, pourtant, le considérer cyclique, telles les saisons qui se répètent inlassablement, indifférentes aux années que les humains s’obstinent à chiffrer arbitrairement. Le calendrier devient alors almanach perpétuel, un 30 novembre ou un 26 juillet équivalent ainsi à tous les 30 novembres ou 26 juillets depuis que l’homme est homme ou, du moins – car l’ambition a ses limites – depuis que, non moins arbitrairement, il aura donné aux mois, aux jours, des noms. C’est bien là le propos de Didier da Silva qui, d’un septembre à l’autre, propose à son lecteur d’assister à l’égrainement hypnotique, jour après jour, d’une année pour ainsi dire générique.
Le projet, entamé sur les réseaux sociaux sous la forme d’un feuilleton quotidien intitulé « rêverie calendaire », propose comme l’indique Jean Echenoz dans sa préface « un univers parallèle » qui s’avère d’autant plus convainquant qu’il est « soigneusement méthodique ». Une méthode qui n’a rien de la prétention performative : il ne s’agit pas, pour notre auteur, de nous en mettre plein la vue, mais bien, porté par le « tamis de ses goûts », de jouer, de s’émerveiller ou de s’émouvoir des improbables ou magnifiques croisements et crocs-en-jambe que les hasards du calendrier ne cessent de proposer (ou provoquer). Des hasards parfois trop parfaits pour être honnêtes, mais comme le réel, de tout temps, aura su dépasser la fiction, il n’y avait pas de raison de s’en priver. Ainsi, « le 8 avril interroge la poussière : John Fante a 2 ans quand naît Emil Cioran » ; le 16 mars, quant à lui, convoquera tour à tour les naissances de René Daumal (1908) et Jerry Lewis (1926), tandis que le 6 juin s’offrira le luxe d’un Pouchkine « deux siècles après Velázquez », mais aussi (« c’est d’un goût douteux ») d’un fadasse Guillaume Musso. Par ailleurs, « le 20 mai 1896, tandis que meurt Clara Schumann, le contrepoids d’un lustre du Palais Garnier se décroche et tue une spectatrice de Faust ». Naturellement, dans ce défilé incessant de naissances et de morts (que ce soient celles d’artistes admirables ou piteux, de saints autoproclamés ou d’astronomes malchanceux), d’évènements incroyables ou risibles, de catastrophes diverses (accidents d’avions, séismes, éruptions), le temps, même si on joue à le chambouler tel un chien dans un jeu de quilles, ne cesse pas pour autant d’agir et notre « enquêteur » doit se rendre à l’évidence : « la mort est partout et toute superstition est donc sans objet ». De toute façon, « on se doutait, d’entrée de jeu, que le calendrier est un cimetière ». Mais qu’importe, car « nous scrutons, nous scrutons avidement les signes ».
Ainsi, ce livre, dont les entrées passent sans encombre du haïku à la petite nouvelle, saisissant alors l’occasion, comme le proposais Schwob ou Borges, de résumer la vie d’un homme à une ou deux anecdotes (et le calendrier, au fil des siècles, en a pléthore), a quelque chose de mélancolique, même si le sens de l’humour et la prose aussi élégante qu’élastique de Didier da Silva évitera de nous faire broyer du noir. Parachevant un travail entamé en 2014 avec le vertigineux L’ironie du sort, rappelant par moments la litanie tragi-comique de morts d’écrivains dont l’américain David Markson dresse la liste dans Arrêter d’écrire, Dans la nuit du 4 au 15 (celle où, en 1582, le passage d’un calendrier à un autre fit disparaître corps et biens 11 jours) est une sorte de manuel aussi lucide qu’amusé qui, en la démultipliant, pourra peut-être contribuer à nous faire avaler sans douleur cette pilule amère, cette fuite en avant : le passage incessant du temps, qui n’a que faire de nos brèves existences.
Didier da Silva – Dans la nuit du 4 au 15 [Quidam, 2019 – 260 pages – 20 euros]