Passage à l’acte
Comment comprendre la pulsion meurtrière quand le tueur avec lequel on s’entretient est lui-même incapable de l’expliquer ? C’est ce mystère qu’aborde ce remarquable livre de l’argentin Carlos Busqued.
Que se passe-t-il dans la tête d’un tueur ? La question n’est pas nouvelle et peut-être faudra-t-il alors la reformuler plus précisément : que se passe-t-il dans la tête d’un tueur qui n’a pas de motifs apparents pour commettre son crime ? C’est sur cet abime inquiétant, celui qui, dans une chute vertigineuse, conduit quelqu’un non seulement à s’emparer avec violence de la vie d’autrui mais surtout, à le faire sans raison apparente, presqu’en automate, qu’a décidé de se pencher l’écrivain argentin Carlos Busqued. Après avoir signé il y a une dizaine d’années un premier roman remarquable et remarqué dans le monde hispanophone (hélas non traduit), roman qui dépeignait déjà un monde de personnages amorphes et comme dépourvus de morale (et donc capables de tout), voici que pour son deuxième livre il décide de s’approcher encore plus près de l’abime en se défaisant du truchement de la fiction pour entrer de plain-pied dans le réel et s’entretenir sur la durée d’un livre avec un vrai tueur en série, Ricardo Melogno.
En septembre 1982, alors que la dictature argentine commence à sérieusement patauger après une lamentable guerre des Malouines qu’elle était condamnée à perdre, un jeune homme sans histoire apparente tue dans la même semaine, dans le même quartier et selon le même protocole (une balle dans la tête, tirée depuis le siège arrière) quatre chauffeurs de taxis. L’affaire, sur le moment, fait grand bruit, surtout parce que la police est incapable de tirer cela au clair. Les rumeurs les plus folles vont bon train, la presse s’en empare, les témoins les moins fiables s’expriment, le mystérieux tueur est imité par d’autres moins originaux que lui qui cherchent sans doute à profiter de leur propre quart d’heure de gloire, etc. La chose est finalement réglée lorsque le frère du tueur – qui a trouvé caché dans la maison de leur père commun les papiers des quatre victimes – vient voir la police et les conduit au meurtrier.
Ricardo Melogno sera naturellement condamné et passera une trentaine d’années entre prisons et établissements psychiatriques. Mais son arrestation, en réalité, ne règle rien : pourquoi a-t-il tué ces quatre chauffeurs ? S’agissait-il d’un coup de folie passager ? L’accusé, en tout cas, sera incapable de donner une réponse à chaque fois qu’il sera interrogé sur les raisons de ses actes. Silence radio.
Si le livre est paru en espagnol dans la même collection littéraire où était paru le premier roman de l’auteur, son (excellente) traduction française paraît dans la collection « monographie clinique » d’un éditeur lié à la psychanalyse. Ces apparents hasards éditoriaux n’en sont pas et disent bien la nature particulière et passionnante du livre de Busqued : un recueil d’entretiens au long cours, menés peu de temps avant la libération du tueur, qui présente un grand intérêt littéraire sans jamais tomber dans l’esthétisme de ce qu’on appelle désormais la « non-fiction ». Au contraire, la présence de Busqued y est aussi discrète qu’essentielle : c’est lui, bien sûr, qui interroge le tueur, en ne le prenant jamais de haut ni de biais, en lui posant simplement les bonnes questions le plus naturellement du monde. C’est ensuite le travail de montage, et l’enrichissement du texte avec quelques interviews annexes (auprès des médecins ou juges qui ont traité son cas), plus quelques extraits de presse et de rapport judiciaires, qui convertissent ce « simple » recueil d’entretiens en un grand livre sur l’insondable mystère du passage à l’acte.
« J’ai ou j’avais, quelque chose que m’ont appris les psychiatres et qui est la paraphrénie, la capacité d’être dans ce monde et dans un autre en même temps, de parler par exemple avec toi et en même temps, dans ma tête, d’être ailleurs », confie Melogno à Busqued. Notre tueur n’a rien, a priori, du monstre calculateur que nous ont dépeint moult films hollywoodiens sur le thème du sérial killer. Peut-être en est-il un, de monstre, malgré tout, et plus d’une anecdote sur sa vie difficile font froid dans le dos, mais Busqued ne prétend pas le montrer comme tel. Il l’aborde de la seule façon possible, non comme une bête de foire, ni même d’ailleurs tout à fait comme un « cas clinique », mais comme un être humain qui se trouve là où il doit être (enfermé) et qui l’accepte, connaissant parfaitement son « côté obscur », sachant que son histoire « a beaucoup de trous, qui ont été comblés par les experts, les psychiatres, les médecins ». « Et ces choses ont fini par prendre corps et réalité », poursuit-il, « je reconstruis mes actes à partir des mots des autres, je reconstruis le temps à partir de la chronologie des autres, parce que si tu me demandes à moi, j’avais pas conscience du temps à cette époque ».
Le livre se penche aussi bien sur l’acte (les meurtres) que sur l’enfance du tueur (une mère inquiétante qui pratique la santería et autres sorcelleries) et sur ses années d’enfermement dans des conditions effrayantes. Mais l’épisode des meurtres, cette courte semaine où Melogno vivait en clochard et parcourait les rues, absent, tel un zombi, reste, malgré qu’il soit précisément décrit, un trou noir : tout tourne autour de lui, mais il continue d’échapper.
Carlos Busqued – Les quatre crimes de Ricardo Melogno, entretiens [Traduit de l’espagnol (Argentine) par Guy Le Gauffey – Epel, 2020, 172 pages, 21 euros]