Naissance d’un cœur sauvage
Ce premier roman de Gabriela Trujillo raconte avec intensité et poésie une jeunesse mouvementée dans un pays violent.
Alors que les exercices d’autofiction qui volent en rase-motte sont légion, dans lesquels la blessure narcissique mal étalée le dispute à une prose anémique, la lecture de L’invention de Louvette, premier roman de Gabriela Trujillo vient à point pour nous rappeler que l’inspiration autobiographique peut encore être le moteur de grands livres. Plus que le simple compte-rendu de ses années d’enfance et d’adolescence dans un pays d’Amérique Centrale tout sauf paisible, son roman est d’abord un grand récit d’initiation, une histoire d’émancipation et de découverte – de reconquête permanente – du merveilleux dans un contexte hostile. Le lyrisme sensible de sa prose, jamais apprêtée, toujours juste, déborde de cette force ascendante que revendiquait Breton : quelque chose d’un peu magique, la fraîcheur d’une écriture qui, quand bien même parfaitement consciente de ses moyens, n’en est pas moins toute neuve.
L’auteure, bien entendu, dispose d’un atout pour faire de sa jeunesse un sujet remarquable : être née et avoir grandi au Salvador, pays au climat, à la flore et à la géographie exubérante, où les guerres civiles et les tremblements de terre ne cessent d’agiter un territoire ponctué de volcans. Avoir été élevée par une famille bancale, dysfonctionnelle. Bref, d’avoir eu, pour le meilleur et pour le pire, une enfance et surtout une adolescence un peu particulière. N’allez pas croire, néanmoins, que Gabriela Trujillo joue la carte de l’exotisme, du pittoresque ou du misérabilisme. Si l’émerveillement n’est pas rare dans ces pages, il n’a rien à voir avec les tristes succédanés du réalisme magique. L’auteur n’a pas besoin de faire pleuvoir cent ans sur San Salvador (par ailleurs jamais nommée dans le livre), elle préfère trouver les mots pour rendre le regard d’une fillette sur la plage paradisiaque où elle vagabonde en compagnie d’un pêcheur taiseux. Une fillette, la Louvette du titre – dont le nom est un clin d’œil à Schwob –, que L., adulte et momentanément alitée et privée de la vue suite à une opération des yeux, « une blessure de soleil sur la rétine », se remémore.
L. et Louvette sont-elles la même personne à deux âges différents de la vie ? Oui et non. L’une, comme le titre l’indique, pourrait bien être l’invention de l’autre et ce en écrivant dans une langue, le français, qui, bien que n’étant pas la maternelle, n’en est pas moins intime, et peut-être même plus encore. L’auteure, quoi qu’il en soit, prend soin de prévenir d’emblée les lecteurs, qu’on sait parfois prompt à prendre ce qu’ils lisent au pied de la lettre, particulièrement quand le livre à tous les atours de l’autobiographie : « Toute ressemblance avec des personnes et des situations ayant existé… c’est votre problème ». Notre problème oui, car au-delà de la véracité ou non des épisodes (certains assez rocambolesques), c’est bien l’invention d’une jeunesse qui nous est donné à lire, la réécriture d’une sorte de prélude mouvementé, la vie d’avant le grand départ vers la France où l’auteure est venue s’installer à ses 18 ans ; un départ qui est aussi la conclusion naturelle du livre, le point de fuite vers lequel il tend dès les premières lignes.
C’est d’abord « un temps de petite fille » dans « l’impermanence du monde », vécu « parmi les nombreuses saisons imaginaires qu’on peut compter dans les tropiques ». Une fillette qui possède « une vocation pour la turbulence et les joies faciles », une sauvageonne qui semble plus proche de la nature que de la civilisation, née dans un milieu aisé et replié sur lui-même (comme il ne saurait en être autrement dans un pays inégalitaire et violent, où, si on en a les moyens, l’on vit dans des quartiers fermés car les rues sont dangereuses). Une fillette dont la naissance ne serait qu’un des multiples « dommages collatéraux » d’un « séisme de 7.3 de magnitude ». Elle semble peu concernée par ses parents (ou ses parents peu concernés par elle), ils sont toujours « la mère » et « le père ». Dès le début, sa vie virevolte et « Louvette semble ailleurs, toujours ailleurs, à côté d’elle-même, insaisissable comme l’heure qui fuit ».
Il y a, bien sûr, l’inadéquation avec un pays brutal (dont la nature, cependant, n’en est pas moins source de beauté), mais il y a avant tout l’inadéquation avec la famille. La fillette s’attache davantage à sa chienne ou à sa nounou indienne (qui connaît des arts que d’autres ignorent) qu’à ses parents ou ses frères et sœurs. Sa mère, une beauté mulâtre qui aura enflammé plus d’un cœur, ne sait visiblement pas trop quoi faire d’elle, et son père, un tireur d’élite régulièrement condamné à la clandestinité et dont la présence menaçante s’impose même quand il est absent, ne comprend rien à la soif de liberté et à la sensibilité exacerbée de sa fille. L’enfance se passe dans la tension d’une guerre qui sévit de l’autre côté des murs de la maison barricadée (« que faire de ces longues soirées de black-out, à part écouter le fracas des obus à la lueur des bougies ? »), puis Louvette est pour ainsi dire abandonnée à elle-même par ses deux parents. Sa mère part vivre à New York et son père semble avoir disparu. Lorsqu’il sera de retour, lui, « cet astre mort d’une forêt calcinée », ses relations avec Louvette seront d’une violence telle qu’elles précipiteront le départ de cette dernière, envers et contre tout et surtout contre son père, vers la France.
Mais il y a aussi une grand-mère extravagante, le seul véritable allié peut-être, et il y a l’école française, une langue nouvelle, ou plutôt « un grand jeu de passerelles entre deux langues ». Puis vient l’adolescence, la découverte de la littérature et du monde extérieur, l’amitié, la fête et l’amour, parfois frustré ou tragique. Une jeunesse d’une intensité folle, racontée dans une « langue de feu ».
Gabriela Trujillo – L’invention de Louvette [Verticales, 2021, 256 pages, 21 euros]