Vingegaard, « l’ogre du Briançonnais »

Publié le 13 juillet 2022 par Jean-Emmanuel Ducoin

Dans la onzième étape, entre Albertville et le col du Granon Serre Chevalier (151,7 km), victoire du Danois Jonas Vingegaard qui renverse le Tour et s’empare du maillot jaune. Tadej Pogacar a sombré dans la terrible montée du Granon.

Saint-Chaffrey, col du Granon (Hautes-Alpes), envoyé spécial.

«La montagne est le lieu des rhétoriques faibles. Les figures pâlissent, les effets de style s’amenuisent. C’est l’endroit d’une vérité nue.» Dans Forcenés (Fayard, 2008), l’écrivain Philippe Bordas résumait en quelques formules saisissantes ce par quoi les Géants de la route se trouvent et se prouvent, quand leur vélo devient l’instrument d’exactitude mentale. Entre Albertville et le col du Granon Serre Chevalier (151,7 km), lorsque les premières pentes devinrent enfer tellurique, par-delà les cimes rocailleuses figées de chaleur, nous revisitâmes les fonds baptismaux de la Légende, comme un cri venu de nulle part des profondeurs racinaires du Tour. Nous vécûmes donc la vraie entrée en très haute altitude, pour un triptyque terrifiant à se damner dans les pourcentages avec, en prélude, les lacets de Montvernier (3,4 km à 8,2%), puis les trois fameux cols mythiques à enchaîner : Télégraphe (1re cat., 11,9 km à 7,1%), Galibier (HC, 17,7 km à 6,9%) et Granon (HC, 11,3 km à 9,2%). Peu à peu, nous nous installâmes dans le langage des grimpeurs qui s’élabore toujours sur des fondations.

Par des chaleurs harassantes (jusqu’à 35 degrés), le peloton quitta Albertville non sans avoir symboliquement ravivé la flamme olympique, trente ans après les Jeux d’Hiver, des mains de Bernard Thévenet et de Christian Prudhomme. A peine libérés du kilomètre zéro, deux cadors de luxe prirent le flambeau et allumèrent une flamme incandescente. Wout Van Aert (Jumbo), porteur du maillot vert, et Mathieu Van der Poel (Alpecin), ombre de lui-même depuis le Danemark, s’éclipsèrent à un rythme de dingue, après avoir, sans doute, prémédité leur affaire. A l’initiative de deux rivaux éternels depuis leur jeunesse, une odeur de poudre se répandit sur la route du Tour. Signe de grandes manœuvres, du côté des Jumbo? Ou énième baroud pour la gloire et le plaisir stricte de secouer la normalité d’une journée en enfer? En conséquence, le peloton s’étira tant et tant que personne, à commencer par les équipiers de Tadej Pogacar (UAE), ne purent minimiser voire gérer leurs efforts.

L’obstination des deux fuyards devint une sorte de sortilège momentané. Quand ils entamèrent les lacets de Montvernier (km 50), ils n’étaient plus seuls. Un énorme groupe de dix-huit unités vint se greffer à eux (Barguil, Gallopin, Laporte, Teuns, Izagirre, Schachmann, Cherel, Geschke, Politt, Latour, Cattaneo, Neilands, Pedersen, Rutsch, Van Keirsbulck, Gradek, Bodnar, Bagioli). La «bonne échappée» fut validée et, dès lors, un scénario plus classique – idéal pour Pogacar – s’installa dans la torpeur moite de ce début d’après-midi. Nous profitâmes pleinement du spectacle visuel des dix-huit virages en balcon d’une beauté magistrale, proposant 400 mètres de dénivelé en moins de quatre kilomètres de grimpette, devenus un «classique» de l’épreuve depuis sa découverte en 2015. Juste un modeste hors-d’œuvre…

Nous imaginons souvent que le vélo reste une école de la sagesse, mais lorsque l’avant-garde entama le «dur», par le col du Télégraphe, rampe de lancement du Galibier (2642 m, toit du Tour), nous savions que l’art de grimper n’était pas une grâce naturelle mais bien un don sacrificiel. Nos héros de Juillet allaient connaître l’ivresse de l’altitude, là où se disputent les rigueurs de l’apesanteur et les éblouissements, jusqu’à donner l’impression que les éléments et les terrains hostiles s’incarnent par la douleur des corps, eux-mêmes livrés aux mystères et aux caprices de la souffrance brute. L’heure n’était plus à l’esbroufe, mais à la vérité nue des forces en présence quand les hommes sans chair, revanchards, croient prendre le pouvoir sur les éléments. Van der Poel, décroché depuis longtemps de la tête et à la dérive, en tira sa propre conclusion: il abandonna. Curieux ascenseur émotionnel. A l’arrière, bien avant le sommet du Télégraphe, les Jumbo entrèrent en guerre, comme prévu: Primoz Roglic et Tiesj Benoot accélérèrent, avec pour but d’isoler Pogacar, qui répondit aussitôt. Tout rentra dans l’ordre, les UAE se reconstituèrent. Temporairement.

Dans la descente vers Valloire, Pogacar fut pris dans un étau royal, coincé entre Primoz Roglic, Jonas Vingegaard et Geraint Thomas. Dès le bas du Galibier, Vingegaard attaqua. Le maillot jaune répondit. Puis ce fut à Roglic. Pogacar répliqua. Moment inouï de ce Tour, passe d’arme prodigieuse. Car Vingegaard et Roglic continuèrent de harceler le leader, l’un après l’autre. Pogacar se démonta la carcasse, trop, peut-être. Il retrouva même son équipier Marc Soler, revenu par l’arrière. Tout se calma subitement, un infime groupe «maillot jaune» se reconstitua, en présence de David Gaudu et Romain Bardet, toujours dans le coup. A l’avant, un autre Français s’illustrait: Warren Barguil décramponna ses compagnons d’échappée et volait vers les 2642 mètres du Galibier et un destin en solitaire.

Mais le «toit du Tour» n’avait pas encore entièrement parlé. A 5 kilomètres du sommet, Pogacar, de nouveau isolé du moindre équipier, plaça une accélération et mena grand train. Exit Roglic, Gaudu, Yates, Pidcok, Vlasov… et quelques autres. Sauf Vingegaard et Bardet, puis Thomas, Yates ou encore Quintana, revenus dans un premier temps à la faveur de la descente menée à tombeau ouvert dans la vallée de la Guisane. Puis il y eut un regroupement général (Roglic, Gaudu, Majka et les autres) à quelques encablures de la montée finale, grâce au coup de force de Van Aert. Enfin, après la traversée du village de Saint-Chaffrey et son pont-levis, tout à-côté de Briançon, les Géants pénétrèrent dans les rampes de «l’ogre du Briançonnais», ce maudit col du Granon qui culmine à 2413 mètres et s’achève en cul-de-sac.

Le chronicoeur, qui connaît bien les lieux, n’oublia pas que ce fut ici, en 1986, pour la seule incursion du Tour dans cette montagne sacrée jusqu’à ce jour, qu’un certain Bernard Hinault vécut le dernier jour en jaune de sa brillante carrière, achevant sa chevauchée loin du vainqueur de l’époque, l’Espagnol Eduardo Chozas, et à plus de trois minutes de son équipier et futur vainqueur du Tour, l’Américain Greg LeMond. Le Blaireau déclarait à l’Equipe: «Pour la petite histoire, on ne connaissait pas le Granon avant d’y arriver sur cette étape, c’était la première fois qu’on le passait à vélo. En stage l’hiver précédent, on avait tout fait à pied, je me souviens qu’on en avait déjà bien bavé et on savait qu’à vélo, il ferait autant de mal six mois plus tard sur le Tour. On était préparé mais c’était encore plus compliqué que ce qu’on avait imaginé. C’est long, et même si c’est plutôt régulier, on a l’impression de ne jamais arriver au bout.»

Joli résumé. La preuve, ce que nous en vîmes, dès les premiers pourcentages. L’écrémage fut immédiat. Et très vite, derrière l’éclaireur Barguil, à deux minutes, et Quintana parti en chasse, les mêmes acteurs dans les rôles-titres : Pogacar (emmené par Majka), Vingegaard, Thomas, Bardet. Nous ne découvrîmes rien d’autre qu’un calvaire collectif, ni plus ni moins, tellement éprouvant que nous imaginâmes un instant que certains allaient mettre pied à terre pour en venir à bout. Sans aucun replat depuis le bas, toujours «en prise» dès la sortie de Villard Laté et sa petite chapelle sur la droite, ils s’élevèrent comme dans l’allégorie sacrificielle du Christ. Eduardo Chozas se souvenait dans Le Dauphiné: «On ne peut jamais se dire : ‘’Dans 3 kilomètres, ça va devenir moins dur.’’ C’est compliqué jusqu’en haut. Dans les trois derniers kilomètres, j’étais épuisé, je n’avais plus d’énergie. J’ai beaucoup souffert pour rejoindre l’arrivée.» Sur un revêtement plutôt rugueux dans la longue ligne droite du sixième kilomètres, les coureurs laissèrent les derniers arbres pour cheminer sur un théâtre rocailleux, qui sert parfois de terrain d’exercices militaires, en particulier pour le 7e bataillon de chasseurs alpins. Nous touchâmes, par le récit, à la Légende des cycles. Au hameau des Tronchets, la pente dépassa les 10%, puis aux lieux-dits «Les Compes», puis à «Plainalp», quand le filet de route circulait désormais dans les alpages – les marmottes restèrent planquées dans ce haut lieu du pastoralisme local.

Au-dessus de 2000 mètres, en passant sous le sommet du Petit Aréa, la route n'offrit plus d'abri pour le vent jusqu’aux baraquements de l’armée. Et Vingegaard, à 4,4 km du but, se dressa sur les pédales. Un grand frisson s’installa dans nos esprits, en même temps que de lourds nuages sur nos têtes. Le mano a mano entre le tenant du titre et son dauphin débuta dans le silence d’un ciel sombre. Le Danois s’envola! Et Pogacar resta planté dans la pente, à l’arrêt, en perdition. D’où provenait semblable déroute? Fringale? Déshydratation? Nous le vîmes dans ce dodelinement des fracassés, qui nous rappela sa légère défaillance dans le Ventoux l’an dernier. Mais là, ce fut plus prononcé, plus sauvage. Rendu à son humanité, il ne pratiquait plus qu’un cyclisme brouillon, sans emphase et son épure s’effondra, collée à l’asphalte. Une espèce de naufrage inattendu. A l’avant, Jonas Vingegaard, 25 ans, oubliant tous les calculs, fila vers sa première victoire de prestige et endossa le maillot jaune. Le harcèlement des Jumbo venait d’activer sa lame tranchante. Pogacar paya l’adition et elle fut lourde, très lourde: il perdit plus de trois minutes. Plus saisissant encore, il acheva même son chemin de croix derrière Quintana, Bardet, Thomas, Gaudu et Yates. Qui l’eut cru? Au général, Vingegaard possédait 2’16’’ d’avance sur Bardet et 2’22’’ sur Pogacar. Le Tour entra bruyamment dans une nouvelle dimension. Mais qui aurait osé prédire la suite des événements?

Moralité, personne ne triche pas avec la montagne. Louis Aragon lui-même le disait: «Il y a un étrange moment, au Lautaret ou au Tourmalet, quand les dernières voitures passent et s'époumone le dernier coureur malheureux... le moment du retour au silence, quand la montagne reprend le dessus sur les hommes.» Au-dessus de Serre Chevalier, le chronicoeur respira bien fort et se montra reconnaissant envers le mode onirique du Tour. Dans la soirée, la lune s’annonçait blonde et rousse, comme les hectolitres de bière déversés toute la journée dans la vallée. Sans répit, nous entendîmes déjà les échos des cimes à-venir, dès ce jeudi. De nouveau le Galibier, puis la Croix de Fer, enfin l’Alpe d’Huez. Comme la promesse d’une autre tenaille impitoyable. Mais laquelle?

[ARTICLE publié sur Humanite.fr, 13 juillet 2022.]