Megève (Haute-Savoie), envoyé spécial.
«Ce qui vient au monde pour ne rien troubler ne mérite ni égards ni patience», écrivait René Char. Sans laisser les suppliques et les déceptions au rencart, nous pénétrâmes dans les Grandes Alpes avec au cœur de nobles ambitions et d’envies de splendeurs, entre Morzine et Megève (145 km, et non 148 km comme initialement prévu), une sorte de « sprint » en escalade progressive pour une étape si brève qu’elle attisait, chez les baroudeurs, tous les fantasmes de fuites. Dans les tréfonds de nos désirs secrets, nous espérions que le Tour donne à voir un spectacle inopiné et inachevé, dans le secret des murmures clos trahis par les circonstances. Le chronicoeur savait que le profil du jour, plutôt qualifié de «moyenne montagne» avec quatre bosses (dont une seule en 2e cat dans le final), avait un goût prononcé d’«apéritif» des Alpes. Un prélude modeste comparé aux deux étapes suivantes qui s'annoncent dantesques, d’abord vers le Granon, mercredi, puis vers l’Alpe d’Huez, jeudi. De quoi rêvasser aux scénarios les plus fous, dans un avenir accessible à la pensée.
Depuis le départ, cette dixième étape mena grand train jusqu’à la formation de la bonne échappée, par une chaleur étouffante pré-caniculaire se prêtant à toutes hypothèses. Les attaques se succédèrent à un rythme endiablé, tellement que nous vîmes une scène assez étonnante, à un peu plus de cent kilomètres de Megève. Le maillot jaune en personne se sentit obligé de sortir de sa réserve. Et pour cause: Primoz Roglic tenta de se glisser dans un groupe de fuyards. Vigilant, son compatriote slovène tua dans l’œuf cette initiative, qui, au moins, nous donna des indications sur les intentions des Jumbo.
Quand vingt-cinq courageux prirent enfin la poudre, après soixante bornes de bataille intensive (Cort Nielsen, Kamna, Sanchez, Bettiol, Gilbert, Boasson Hagen, Laporte, Rolland, Ganna, etc.), nous repensâmes un instant à l’ambiance si particulière qui s’abattit sur l’épreuve, encore une fois, mélange de stress et de trouille. Nous en étions restés aux bonnes nouvelles de la journée de repos, après l’annonce des tests négatifs au Covid de l’ensemble de nos Géants. Et puis, ce mardi matin, l’étau du maudit virus venait de se resserrer sur la caravane en mode panique, singulièrement autour de Tadej Pogacar, qui perdit pour ce motif un deuxième équipier, le Néo-Zélandais George Bennett. Le double tenant du titre avait déjà vu partir samedi le Norvégien Vegard Stake Laengen au sein de la formation UAE. Bennett ne fut pas le seul, puisque l'Australien Luke Durbridge (BEX), qui présentait de légers symptômes, quitta lui aussi la course. Ajoutons que l’épée de Damoclès restait suspendue au-dessus des UAE, puisque le grimpeur Rafal Majka, également positif, fut autorisé toutefois à s’élancer en raison d’une «très faible»charge virale. «On se teste tous les trois jours, certains tous les deux jours même, déclarait Pogacar, lundi à Morzine. C'est vraiment une situation préoccupante. Le covid peut tout ruiner d’un coup.»
L’ampleur de la menace devint tellement palpable que la direction du Tour annonça, au cœur de l’après-midi, qu’elle fermait définitivement l’accès au paddock des équipes aux futurs villages-départs. Priorité absolue : la protection des coureurs. Lundi, le patron Christian Prudhomme, expliquait: «Il y a un décalage entre la vie en général, avec les gens qui mettent le covid un peu derrière, et la nécessité de faire plus attention sur le Tour.» Face à une telle adversité potentielle, comme si tout se jouait à pile ou face en permanence, les choses perdaient leur nom, sinon leur sens. Si nos héros de Juillet savent d’ordinaire se nourrir des tragédies empruntées aux Illustres, nous comprenions leur désarroi d’avoir à s’incliner devant le Dieu Hasard. Comment ne pas avoir, un peu, l’esprit ailleurs?
Nous étions à 38 kilomètres du but, l’Italien Alberto Bettiol (EFE) s’était isolé, lorsque la course connut un temps-mort inattendu, sous la forme d’une manifestation à l’initiative de sept militants «climat». Neutralisation, interruption, tout rentra dans l’ordre après une pause fraîcheur improvisée dans les bas-côtés. Et il fallut attendre que la route se dresse quelque peu en direction de l’altiport de Megève pour sortir de notre torpeur, au moment même où l’Allemand Lennard Kämna (Bora), le mieux placé des échappés qui comptaient plus de neuf minutes d’avance, s’emparait virtuellement et temporairement du paletot jaune. Devant, la mini-course de côte s’acheva par dislocation et agonie. Le Danois Magnus Cort Nielsen (EFE), ancien porteur du maillot à pois, s’imposa en costaud et se rappela à notre bon souvenir. Derrière? Rien à signaler, hormis un beau sprint de Pogacar.
Le chronicoeur dût admettre qu’il n’était pas le seul à avoir déjà la tête tournée vers le terrifiant Granon, sur les hauteurs de Briançon, qui constituera ce mercredi le premier vrai «juge de paix». Il se répéta néanmoins, comme pour conjurer le mauvais sort, que le Tour n’a jamais été une épreuve qui rabaisse ses serviteurs, malgré sa stricte et impitoyable logique : rien ne vient jamais sans effort. René Char le professait: «Il n’y a que deux conduites avec la vie : ou on la rêve ou on l’accomplit.» Nous croisâmes les doigts pour que chacun, à sa place, puisse tenter de l’accomplir.
[ARTICLE publié dans l'Humanité du 13 juillet 2022.]