Châtel (Haute-Savoie), envoyé spécial.
L’âme de la Grande Boucle vit dans le conte et la tragédie ; et son récit dans toutes les potentialités imaginées dans le creuset de la réalité. Bienvenu en paraphrénie. Chaque fois recommencée, l’entrée dans les Alpes offre en général les faveurs du monde aux hommes sans chair qu’attirent les élévations supérieures. Leur solitude devint soudain vertigineuse, entre Aigle et Châtel Les Portes du Soleil (192,9 km), au fil d’une boucle en Suisse et une arrivée côté français, après l’ascension du Pas de Morgins (1re cat., 15,4 km à 6,1%), escaladée dans la continuité du col de la Croix (1re cat., 8,1 km à 7,6%). Terrifiante perspective, qui nous introduisait dans un univers grandiose de faiblesses et de bravoures, d’incertitudes aussi, à la veille d’une journée de repos.
A hauteur de cimes, avec l’horizon déchiré par les crêtes magistrales du Mont-Blanc, le chronicoeur dût admettre, d’abord, que les préoccupations de la course avaient pris une inclinaison aléatoire. Le Covid aux trousses, le Tour venait de laisser l’un de ses héros de Juillet en marge de la route, le Français Guillaume Martin, qui pointait à la quatorzième place du général. Déclaré «positif» au virus, le leader des Cofidis fut contraint de renoncer, après le Norvégien Vegard Stake Laengen (UAE) et le Français Geoffrey Bouchard (AG2R Citroën), mis à l’arrêt samedi. Ambiance assez grotesque dans la caravane, soumise chaque matin aux «tests», où tout se joue façon loterie, sachant que plus personne ne se trouve désormais à l’abri du hasard et d’une malchance pouvant ruiner les ambitions sportives. Beaucoup de directeurs sportifs, effrayés, réclament le retour de la « bulle sanitaire » des deux dernières années. «La gangrène est déjà là, on ne va pas la stopper en claquant des doigts», professait le patron de la FDJ, Marc Madiot. Le mode narratif perdrait-il de son onirisme?
Nous en étions là, au cœur d’un après-midi, quand nous prîmes conscience qu’il fallut attendre plus de quarante kilomètres de bataille épique au sein du peloton, pour que la «bonne échappée» se forme enfin. Un énorme groupe de vingt-et-un «costauds», parmi lesquels Van Aert, Pinot, Latour, Barguil, Castroviejo, Stuyvens, Uran, Geschke, Bonnamour, Cosnefroy, etc., de quoi rehausser l’ardeur d’un scénario moins déchiffrable qu’antérieurement. Calculateurs mais combatifs, ainsi progressèrent-ils sur leur monde élastique, découvrant alentours le spectacle grandiose de montagnes nues dont l’ombre les écrasait. Effet garanti d’une beauté moins spectrale que rocailleuse sous les éclats d’un soleil pré-caniculaire. D’ordinaire, l’art de grimper éveille les corps comme une écriture organique. Par habitude, nous n’empoignâmes donc pas à la légère ce qui se trouvait à l’abri de la lumière et des évidences, accordant de l’intérêt aux minces écarts clandestins.
Ainsi, qu’allait nous réserver la première ascension sérieuse du Tour, le col de la Croix, du moins par son altitude (1778 m), là où l’oxygène se raréfia subitement et atteignit les organismes non encore acclimatés? Dans le peloton, trois UAE de Tadej Pogacar prirent d’obligation les commandes, l’écrémage débuta par l’arrière, et jamais l’avance des fuyards ne dépassa les quatre minutes. Dans le secret de nos pensées, nous espérions que la fabrique à bascule actionnerait sa lame impitoyable. Nous pensâmes même benoîtement que les Jumbo (Vingegaard et Roglic) et les Ineos, qui disposaient de quatre représentants dans les dix premiers (Thomas, Yates, Pidcock et Martinez), allumeraient autant de feux que possible pour tenter d’isoler le Slovène, le pousser dans ses retranchements jusqu’à brutaliser sa volonté cannibalesque de «tout prendre». Pour des UAE aux craquelures évidentes, la configuration délicate était pourtant en place: la gestion d’une échappée fournie, où se glissèrent quelques bons grimpeurs, avant les éventuels assauts des favoris.
Nous patientâmes, mais aucune grande manœuvre ne survint. En tête, l’étonnant luxembourgeois Bob Jungels (AG2R Citroën) s’isola de ses compagnons de fuite, dans un raid élégiaque qui parut voué à l’échec. Le surgissement du Pas de Morgins ne nous éclairera – hélas – qu’après de long kilomètres. Jungels poursuivit sa folle chevauchée et sembla renverser les pronostics, mais Thibaut Pinot, intercalé, se lança dans une flamboyante poursuite, comme à ses plus belles heures perdues. La plupart des autres rescapés du matin furent avalés – sauf Verona et Castroviejo – par le gros de la troupe, réduite à une quarantaine d’unités. Pendant ce temps-là, Pogacar maîtrisa sa petite entreprise, sans être menacé. Las.
L’important se nouait tout là-haut, dans ce duel entre Jungels et Pinot, ce dernier oubliant les calculs et déboutonnant sa réserve en se livrant à des serments retrouvés. Un suspens haletant s’installa vers Châtel, mais le Luxembourgeois résista, à l’arrache, courageux en diable malgré soixante bornes en solitaire, et remporta une victoire de prestige après trois années de galère. Le Français, finalement revu dans le final par Verona et Castroviejo,lâcha l’affaire. Le chronicoeur, soumis à la nécessité mythique de l’épreuve, crut entrevoir par la résurrection de Pinot les traces de ces lentes concrétions des vertus positives des champions, les vrais. Pinot les incarna, montrant la matière brute de sa réalité. Sinon toute sa vérité.
[ARTICLE publié dans l'Humanité du 11 juillet 2022.]