Sissi Ngom : Le silence du totem

Par Gangoueus @lareus

J’ai rencontré Sissi Ngom à Alger à l’occasion du Salon International du livre organisé dans la capitale algérienne en mars dernier. Nous devions intervenir dans le cadre de l’Espace Panaf lors d'une même session. Moi, sur la question des nouvelles possibilités offertes pour une critique littéraire africaine sur les nouveaux supports digitaux, elle sur la fameuse question de la restitution des oeuvres d’art africaines.

Rapide état des lieux

J’ai fait une note à mon retour d’Alger sur cette table ronde. J’ai surtout eu envie de passer à la lecture de ce roman de l’intellectuelle sénégalaise et depuis une émission littéraire a été réalisée. Vous aurez l’occasion de la voir prochainement sur Sud Plateau TV. Avant de parler du roman, j’ai tout de même envie de revenir sur la complexité du débat sur la restitution des oeuvres d’art africaines spoliées, vendues, données. Un débat d’une étonnante complexité si on observe les initiatives d’échanges proposées par la France avec certains pays africains. Le cas le plus délirant qui a marqué récemment les esprits est celui de la restitution de la fameuse dent de Lumumba (entre la Belgique et la famille du disparu), qui n’est certes pas une oeuvre d’art mais un objet portant une charge symbolique national pour les congolais, une trace historique et à priori la preuve incontestable d’une implication de l’État Belge dans l’assassinat du leader indépendantiste congolais. Avec plusieurs questions sur la maturité des différentes parties impliquées : celle des autorités congolaises pour la réception de l’objet devant rejoindre un mausolée en construction, mais aussi pour l'absence de levée du secret défense belge pour l'obtention de données complémentaires autour de ce crime d'état. 
De manière plus générale, les conservateurs des musées européens dénoncent l’incurie de celles et ceux qui demandent la restitution d'objets qui, dans le contexte muséal occidental, sont devenus des oeuvres d’art valorisées dans un système capitaliste. Ces mêmes objets dans d'autres contextes auraient eu une durée de vie relative à leur fonction dans les sociétés d'où ils ont été extirpés. Certains historiens européens de l’art n’hésitent pas avec une étonnante arrogance à souligner qu’il s’agit de butin de guerre, et de ce fait, font partie d’un patrimoine inaliénable de leur pays. Tranquille. La complexité s’amplifie quand on se rend compte en questionnant les autres modes d’acquisition de ces objets, d’une forme de collaboration plus ou moins contrainte des acteurs africains de l'époque. D'ailleurs, Sissi Ngom prend un exemple qui pourrait nuancer des postures radicales de certains militants "restitutionnistes". La nécessité pour les deux parties d'une connaissance de l’histoire, des traces de l’impact de ces objets dans la mémoire collective des groupes spoliés s’impose. Mais se pose la question d’une immaturité relative sur ces questions en fonction de chaque pays concerné. 

La parole du Totem

C’est à ce niveau que Sissi Ngom propose un roman, un texte intelligent, qui pose certains aspects de la  problématique de la restitution en mettant en scène l’interlocuteur africain. Ici, Sitoé Iman Diop, une brillante sénégalaise, qui a baigné dans les meilleurs milieux du système de formation français. Il y a donc une connaissance du partenaire de la discussion, mais surtout une reconnaissance de la légitimité de Sitoé comme négociatrice parce que sa compétence est incontestable. C’est d’ailleurs cette expérience qui lui permet d’avoir accès à un patrimoine caché dont une oeuvre fait partie de son héritage familial, clanique, sérère. 
Le second élément concernant l’interlocuteur africain est la question de la raison de son implication dans un tel combat dont tous les axes sont très sérieusement verrouillés  par un  arsenal juridique robuste et des enjeux financiers extrêmement importants. Sitoé travaille au sein du musée du Quai Branly. Elle prend connaissance d’une collection secrète et de dispositifs biaisés consistant à procéder à des investissements quasiment occultes pour maintenir à flot des industries culturelles que peine à soutenir l'Etat Français. L’implication de Sitoé prend sa source dans une contrainte paranormale. C’est une motivation non objective. L’invisible en lien avec la statue des Pangools lui impose de faire une démande de restitution de l’objet dans toutes les règles de l’art, si je peux me permettre. 
Les compétences de Sitoé lui permettent de mener cette enquête contrainte. Parce que c’est son intime confortable construit loin du pays sérère, loin de Dakar, qui est littéralement menacé par l’esprit du clan de Khalanbass. C’est un moment intéressant du roman où l’immigrée africaine est rattrapée par une réalité qui échappe à tout contrôle, bouscule le couple mixte qu’elle a construit. Dans le fond, je ne suis pas sûr que c’est un aspect voulu et pensé par Sissi Ngom, mais très intéressant sur le caractère irrationnel de cette demande de restitution. Parce que la question des enjeux autour de ces objets de culte qui se sont transformés en oeuvre d’art en passant une frontière, une mer ou un océan, renvoie à une réponse intellectuelle panafricaine mûrie et non instinctive et émotionnelle comme c’est le cas pour Sitoé. D’ailleurs, ce qui importe l’anthropologue française d’origine sérère, c’est la restitution du patrimoine de son peuple. Le commerce souterrain d'oeuvres venant d’autres coins d’Afrique lui pose moins de problème. 

La route des chefferies

En préparant l’émission LES LECTURES DE GANGOUEUS consacrée à ce roman, j’ai écouté plusieurs intervenants sur les médias, le discours d’Emmanuel Macron au Bénin. Et j’ai animé une rencontre littéraire au Musée du Quai Branly dans le cadre de la route des Chefferies. La visite de cette exposition spectaculaire dans ce même espace où se passe le roman de Sissi Ngom a quelque chose de surréaliste. Puisqu’en descendant au sous-sol dudit musée pour une pause technique, on voit quelques objets conservés. Parmi les oeuvres transportées en France pour cette exposition, il y a des objets de cultes utilisés dans des cérémonies de sociétés secrètes. Ce qui interpelle forcément. Mais, au moins, dans le cas présent, ce sont les Bamilékés qui choisissent de présenter ces objets, dans les conditions qui sont les leurs. 
Il faut donc lire ce roman intelligent. L’histoire est assez bien menée, bien écrite. On y retrouve aussi quelque part la voix de Sissi Ngom qui semble aussi nous dire son éloignement par rapport à sa terre d’origine.  
Fatoumata Sissi Ngom, Le silence du totemEditions L'Harmattan, Coll. Encres noires, 2018