Et le désespoir.
18 textes. 62 pages. Un ouvrage au format carré, qui s’entrouvre comme un chéquier portefeuille ou comme une boîte, relié, façonné à la main pour garder trace, dans un écrin, d’un amour, d’une passion folle pour un homme, jusqu’à son terme. La rencontre, d’abord, au hasard d’une terrasse de restaurant (pp.8-15). Quelques autres rencontres encore, au même endroit (pp.30-31). Un seul baiser (p.31). Et puis, un rendez-vous raté. Une lecture où il est absent (pp.36-37). Son agence, où l’on vient se rendre pour le voir, ne serait-ce qu’un instant (p.41). Une photographie un peu floue (pp.56-57). Et c’est là tout. Là, rien d’autre que les rares bribes d’une histoire qui n’a pas duré, qui n’a guère fait que quelques pas dans l’emportement d’une vie. Mais, dans l’eau du jour qui se lève, chaque jour comme aujourd’hui, lui toujours, lui, lui, lui, lui, « Il », jamais « tu » (sauf dans le titre), lui « l’ange » (p.29), le « jeune dieu » (p.13), ou « l’icône » (p.25), « Apollon » (p.13), « Hermès » (p.19), « Aristée » (p.51), ou « Thésée » (p.53), comme il est nommé. Ou « l’absent » (p.37), lui, toujours l’absent, celui qui n’a fait que passer, mais, passant, a tout incendié, et dont le manque est tellement vif, tellement criant, maintenant qu’il s’en est allé, qu’on est perdu.
18 textes en prose ou en vers, en vers courts ou longs, cadencés ou libres, en séquences ou en strophes, et même en terza rima (pp.52-55), pour trouver la langue qui dira, qui pourra dire, ce qu’est la foudre, la lumière, l’aveuglement, le tremblement intérieur d’une rencontre. L’espoir, l’attente. La supplique ou « l’aumône d’un verre ensemble » (p.41). « L’heure fiévreuse d’un rendez-vous » (p.45). La « dépendance d’un visage » (p.46). Et puis, comme l’écrit Barbarant, soudain, l’avalanche d’un sourire (p.43) et l’averse heureuse de se voir, de se revoir (p.45). Un texte en prose introductif en rappelle les circonstances (pp.52-55). Mais, ensuite, c’est la poésie qui prend le relais, comme si dire ce qui dépasse le dire, exprimer l’inexprimable, ou faire ressentir ce qui fut ressenti au tréfonds de l’être, n’était possible qu’en poésie. Des images pour dire l’aimé, pour en dessiner les contours, ou scruter – dans le paysage du visage – ce qui fait qu’on aime : un front lisse (p.13), un cou (p.23), des joues rondes (p.24), des lèvres comme un fruit fendu (p.25), une fossette (p.43), un pli sur la joue (ibid.). Et les « flammes », les « glaives » des yeux (p.45), leur clarté, quand ils nous regardent.
Tout est là pour faire que l’amour ne soit pas chose littéraire, formules vides, stéréotypes. Mais bien feu vivant, translucide, flamme claire, semis d’étoiles. L’amour nu jusqu’à son noyau, surtout quand l’écart est trop grand entre soi et celui qu’on aime. Deux âges distincts. Deux époques (p.33). Trop de différences, qui font que l’on sait, en aimant, que c’est vain, en vain que l’on aime, que, déjà, c’est désespéré, déjà la fin. Les poèmes les plus touchants sont, ainsi, peut-être, ceux qui disent l’impossible de cet amour, la perte, la conscience de la perte, et, dans le même temps, cet espoir de pouvoir sauver quelque chose, ou garder, ou continuer, même si c’est vain. Tous, sans doute, nous avons connu ces moment d’amour et d’angoisse où l’angoisse nous pousse à aimer plus encore, plus intensément, tout ce qu’est l’autre : son visage, ce qu’il touche, les lieux qu’il fréquente. La terrasse devenue sacrée (p.43). Et le restaurant, basilique (ibid.).
Aussi est-ce, de fait, à bon droit, que le livre s’accompagne des vers d’une chanson traditionnelle mexicaine : La Llorona. La pleureuse. Cuando al pasar yo te vi. Ayer penaba por verte. Mais, quand, en passant, il l’a vu, et qu’il pleurait pour le revoir, aujourd’hui, il pleure de le voir, de l’avoir vu, Y hoy peno porque te vi, ne sachant pas ce qu’est l’amour, donc ne sachant qu’il est martyr. El que no sabe de amores / no sabe lo que es martirio. Ahy de mi ! Pauvre de moi ! Les poèmes sont, alors, rythmés comme d’un air pianoté autour, de cette plainte déchirante. Et c’est avec le Lamento d’Ariane de Monteverdi, que l’ouvrage se termine et laisse sans voix. Lacciate mi (p.52). Cosi va chi troppo ama. Ainsi va celui qui aime trop.
Dès lors, se trouve « restituée » – comme l’écrit encore Barbarant – « la vie », trouvant sens, « à elle-même » (p.8). Si l’expérience d’aimer est peine, et souffrance, et douleur extrême, parfois, si elle fait mal au fond de l’être, elle est, cependant, ce qui seul peut nous faire sentir d’exister. Elle est comme un déracinement, soudain, comme un envol, qui nous rend, humains, à la terre, les pieds dedans, fichés dedans, mais les yeux fixés vers le ciel. À l’instant où j’écris cela, je me souviens de ces moments qui, pour moi, furent plus forts que tout. « L’existence », soudain, « à sa place », dit Barbarant (p.8). La vie fragile exposée au rayonnement des êtres et des choses, du vivant, simplement, parce que, si l’on vit, si l’on passe un peu sur cette terre, c’est pour aimer insensément, puissamment, profondément. D’un amour qui bouleverse l’être, nous abîme, mais nous rend vivants. Et nous fait l’égal des planètes qui gravitent autour du soleil, comme l’écrit Dante au dernier vers de la Divine Comédie :
L’amor che move el sole e l’altre stelle.
Christian Travaux
Olivier Barbarant, De olvidarte nunca (suite pour André), éditions les Venterniers, 2022, 62 p, 22€. Sur le site de l’éditeur
Extrait (pp.48-49) :
AUTRE CHOSE
¿ Qué más quieres ?
¿ Quieres más ?
Il y a autre chose que l’aimable compagnonnage,
le couple égalitaire s’épaulant tout au long du chemin,
les radieux sourires devant les verres bus ensemble
dans les espèces de mangeoire qu’on dévoue
sur les trottoirs aux fêtes parisiennes ;
il y a l’enlèvement,
le tremblement de terre,
le rapt qui arrache à soi,
il y a la chute qui est un envol,
l’obsession d’un visage,
il y a l’asphyxie, le ciel dévoré
par le sel des larmes,
la prière qui ne sait pas ce qu’elle demande,
la vie soudain qui n’est que vide, et crie.