J'ignore où je suis, d'où je viens. Je suis confus, perdu. Vêtu de mes plus belles blessures, l'esprit en ruines, j'ai l'impression d'émerger des décombres d'un immeuble bombardé par erreur. Un garçon que je ne connais pas, dont je ne parviens pas à voir le visage, vient vers moi en courant, me prend par la main et m'entraîne dans un dédale de rues inhabitées, jusqu'à la sortie de secours d'un bâtiment aux allures de fabrique d'apocalypses.
L'enfant tire sur la porte d'acier avant d'investir les lieux. Je pars à sa suite, incapable de l'abandonner à son sort dans cet endroit propice à tous les crimes. J'entends ses pas s'éloigner dans un silence de mort subite, lui crie de m'attendre. Je n'obtiens pour toute réponse que l'écho d'une voix qui ne m'appartient plus. Je reste là, interdit, à crever mes encres.
Je me retrouve seul dans une pièce éclairée de projectiles de lumière, meublée en son centre d'un fauteuil d'exécution. Dans une langue inconnue, mais que je comprends parfaitement, d'une voix pouvant appartenir aussi bien à un homme qu'à une femme, on m'invite à m'asseoir. Au moment où je prends place, avec pour seule arme ma dignité de poète mort en service, la pièce est avalée par l'obscurité.
Un projecteur se met en marche, chargeant l'air de notes défaillantes. Un faisceau de lumière d'une blancheur de laboratoire traverse la pièce et ses nuées de poussières dansantes. Des formes naissent, des silhouettes émergent, des paysages apparaissent. Des personnages se succèdent dans une danse macabre au rythme infernal, dissimulant les marques des grandes maladies sous leurs peintures de guerre. Je reconnais parmi eux l'enfant que je suivais un instant plus tôt, aperçois enfin son visage : c'est celui que je portais dans toute ma honte d'indésiré quand j'avais son âge.
Des scènes marquantes survenues à différentes étapes de ma vie s'enchaînent. Mes morts défilent sous mes yeux, pointant sur moi des regards d'une tristesse de cercueil d'enfant. La dernière image est celle d'un homme assis dans un fauteuil, au centre d'une vaste pièce éclairée faiblement, figé dans une solitude de condamné, dans une fragilité de poème non élucidé.
Il a le visage d'un mercenaire ayant survécu aux pires guerres, d'un rescapé de tous les enfers. Ses traits se transforment peu à peu pour emprunter ceux des êtres que je porte en moi, tantôt comme des bijoux, tantôt comme des tumeurs : chercheuses de poux, piétons immobiles, afficheurs hurlants, maîtresses-cherokees, faucons aveugles, rockers sanctifiés, hommes rapaillés, bisons ravis et autres stars du rodéo.
Le projecteur s'éteint dans un vacarme de mécanisme enrayé. Une puanteur de pellicule brûlée me traverse. Dans l'obscurité retrouvée, aspiré par une force désarmante, je traverse des miroirs d'une profondeur de champ vertigineuse avant de convulser dans un déferlement de reflets brisés. Tous mes sens se dérèglent, tous mes repères volent en éclats. Mon esprit se détache de mon corps, mon âme s'affranchit de ma chair. J'entends mes cris se noyer dans un déluge de voix sèches, puis tout s'arrête.
J'accède alors à de nouvelles dimensions.
Je me retrouve ici, ailleurs, nulle part à la fois. Traqué de l'intérieur, les mains pleines de vermines, j'enduis mon corps des cosmétiques de la laideur. Avec ma fougue de guerrier suicidaire, j'enfile des armures ornées de plaies en humant des encens de fin du monde, prêt à livrer mille batailles perdues d'avance. Je ferme les yeux, inspire profondément, le temps d'esquisser les allégories de mes insuffisances.
J'aperçois un homme vêtu d'un costume de lumière déchiré de partout, dont les cheveux longs, la barbe clairsemée et les yeux d'océan me rappellent l'image du Christ pointant son Sacré-Cœur sur les calendriers de la Grande Noirceur. Il vient vers moi en se retournant de temps à autre, des stigmates plein les yeux. J'ignore ce qu'il me veut, mais je comprends l'essentiel : le temps est venu de m'exiler vers ces ailleurs sans frontières qui, de métaphores en métamorphoses, me mèneront au bout de ma nuit.