Arenberg Porte du Hainaut (Nord), envoyé spécial.
Et ceux qui venaient de souffrir nous saluèrent, à leur manière, corps meurtris, moitié mutins moitié victimes. A raison, ils redoutaient l’événement, son injustice potentielle, avant le ranger dans les affres de leur propre désolation. De Lille à Arenberg (153,7 km), nous assistâmes donc à l’une de ces étapes d’anthologie qui, tôt ou tard, nourriront de futurs palimpsestes immémoriaux. Nous nous trouvâmes au cœur de l’après-midi, après 80 bornes avalées sous un ciel généreux à peine ourlé, rendant les difficultés moins ardues, quand le gros de la troupe débuta son orgie d’ornières et de pavés sur des boyaux de 30 ou 32 millimètres de section. Ci-devant, les onze maudits secteurs de l’Enfer du Nord (classés de 11 à 1), pour un mini-Paris Roubaix à l’envers (nord-sud) concentré sur 70 kilomètres et plus complexe à aborder, par bien des aspects, que le vrai Monument de printemps. Selon la formule consacrée: un favori n’y pouvait gagner le Tour, mais tout y perdre. Sur leurs visages déjà vrillés par la douleur, nous devinâmes même cet effondrement du présent sous le poids du danger permanent. Oui, c’était ça. Le silence intérieur à la place de la furie alentour.
Depuis un moment, six courageux brossés par la poussière (Powless, Gougeard, Boasson Hagen, Van Der Hoorn, Clarke, Cort Nielsen) ouvraient la voie comme pour conjurer le mauvais sort, l’âme tôt bleuie par le manque d’air. Tout s’emballa en nervosité, à la faveur d’une partie de gros bras, frottages en règle des plus puissantes équipes pour projeter au mieux leurs cadors (Ineos, Jumbo, Quick-Step, FDJ, Bora, UAE, DSM, etc.). Avant même la furie des goulets d’étranglement, le maillot jaune Wout van Aert (Jumbo) tâta méchamment l’asphalte et s’octroya une belle chasse pour reprendre sa place, manquant de peu de percuter un véhicule. Nous pensâmes à Chris Froome, en 2014, contraint à l’abandon dans des circonstances dantesques… sans même apercevoir le début des tronçons pavés de mauvaises intentions.
A l’heure de la bière, ils étaient bien là, ces tertres empierrés – ils déployaient leurs ombres comme on jette des maléfices. Dès Villers-au-Tertre (secteur 11), puis dans Eswars, et plus encore dans Wasnes-au-Bac et Emerchicourt (secteurs 9 et 8), en une longue file processionnaire, bataille de sape et guerre de positionnement se disputèrent l’alternance. Nous vîmes Pogacar, Roglic, Sénéchal se tenir aux avant-postes. L’écrivain Paul Fournel a raison: «Les hommes, à vélo, ressemblent à ce qu’ils sont.» Des casse-cous, qui s’installèrent progressivement dans ces dodelinements anxieux qui signèrent la fragilité haute tension, quand leur force vînt à claquer la porte. Tandis que les échappés résistaient, sur ces terres noires ensemencées au mâchefer, une impitoyable sélection s’opéra dans le peloton, éparpillé. Incidents et chutes s’accumulèrent. Victimes: Van der Poel, Van Aert, Lampaert, Sagan, O’Connor, Thomas, Pinot et même Roglic et Vingegaard (longtemps en quête d’une machine à sa taille). Tous irrémédiablement lâchés. Le premier grand ménage – il laissera des traces.
De ce tourbillon épique façon jeu de massacre, Tadej Pogacar en rajouta dans la démesure et s’octroya des relais de seigneurs à Erre, Warlaing et Tilloy (secteurs 5, 4 et 3). Flanqué de Stuyven, le double tenant du titre creusa les écarts et martyrisa les esprits. Jusqu’à plier le Tour d’une synthèse brutale avant terme? En tête, l’un des cinq rescapés du matin, l’Australien Simon Clarke (ISR) remporta une victoire de prestige. A l’arrière, un petit déluge et un goût de fer. Dans les porte-bagages, une quinzaine de secondes envolées pour certains (Van Aert, Vingegaard, Bardet, Thomas, Bardet, Gaudu, etc). Mais des minutes de passifs pour d’autres: plus de deux pour Roglic, trois pour O’Connor... Alors, sur la ligne d’arrivée, il ne fallut pas manquer l’apparition des morts-vivants, transis d’effort, apparaissant dans un interminable défilé, maculés d’un masque de poussière humidifié par l’usage corporel, leurs regards encore perdus, leurs jambes ravinées par la crasse, leurs muscles durcis par la souffrance, leurs espoirs largués sur les bas-côtés. Le chronicoeur les observa. Ils marchaient, le vélo à la main, comme des automates, des tonnes de remords moribonds moussaient dans leurs gorges, bloquées par la sidération, préservant encore un peu leurs silhouettes étranges qui abritaient tant de folie quelques minutes auparavant. L’«Enfer du Nord» venait de parler. Car ici, à condition de bien tendre l’oreille, les sacrifices de l’existence restent des murmures. Ceux des fracassés en forçats, mineurs et coursiers, gueules noires et Géants de la Route réunis des abîmes.
Et puisque l’endroit, classé au Patrimoine mondial de l’Unesco, vit aussi par le devoir d’Histoire, nous dûmes lever les yeux, en salle de presse, située à l’intérieur du site de Wallers Arenberg, tout au bout de l’alignement rectiligne de « l'ancienne cité » minière dont la fosse, entre 1903 et 1989, extrayait 32 millions de tonnes de charbon, non loin de la mythique tranchée éponyme où la forêt domaniale impose sa masse immobile. Au-dessus de nos têtes, des dizaines de bleus de travail étaient suspendus à des fils de fer, comme à l’époque des petits matins muets, silhouettes courbées et paumes tremblantes avant la « descente ». Le nez dans la chicorée fumante, nous ressentîmes une sorte de frisson.
[ARTICLE publié dans l'Humanité du 7 juillet 2022.]