Nous avions déjà évoqué « Nudelman », livre de cette auteure publié à cette même enseigne. Considérée comme une voix novatrice de la poésie polonaise, Justyna Bargielska puise celle-ci dans le quotidien, dont les thèmes invitent chacun à se reconnaître en ses instances plus ou moins avouables. Elle y construit sa symbolique, irréductible, à partir de lieux ordinaires d’apparence, de souvenirs figés dans le sel d’une vie qui se dévoile sur des événements mêmement banals. Compensation de l’absurdité du monde, moins pour le résoudre que pour y plonger sans crainte ni ambiguïté (« Une partie de la vue / qui s’offre à nos regards s’affaisse précisément sous sa propre charge… »), avec une tendre ironie s’il vous plaît.
L’oralité règne par une langue parfois crue, par ailleurs sensuelle. Un brin d’iconoclastie crée un paradoxe avec le gigantesque axiome du monde. « La seule chose que puisse faire le recopieur de signes » ? La confusion qui en découle trouve justice dans « le don d’effacer » (en référence au titre), dans « l’avenir (qui) est comme la version brouillon d’un sms adressé à quelqu’un / qui entre-temps meurt (…) ». L’enfance est récurrente chez Justyna Bargielska, avec ses barrières infranchissables une fois qu’on reconnaît ce pays perdu avec ses héros (réels ou inventés). Tantôt les énoncés s’inversent avec une facilité déconcertante pour renouveler le conte, lui rendre sa force (passée ?), au regard d’une sensibilité que le champ imaginaire semble avoir délaissée. Et ce, sans ambages : « On a l’air si beaux ensemble, / une petite fille que son père a nourrie avec de la viande crue, / un petit garçon tout entier de viande crue, / et en fond un tunnel, à la fin duquel / la viande dévore la petite fille ». « My sweet little poet to be fucked » est un cri lancé à la face du monde « en attendant le tram ». Un cri tel que les grands mouvements poétiques d’autrefois, dont les représentants sont passés à la postérité, s’employaient à parfaire pour dissiper la léthargie culturelle (pour le moins) d’une époque. On dira ici toute la force matérielle du discours en opposition au monde virtuel qui sustente notre quotidien. Sans pathos ni prétention ainsi que le rappelle Isabelle Macor dans sa postface.
Justyna Bargielska bouscule dogmes et croyances qui ont façonné notre monde en retaillant ici et là son iconographie jugée consumériste. Le sacré réside dans cette réalité dont l’autre face reflète l’imaginaire, les visions et les rêves de chacun. Parfois, en provoquant la chose d’une façon basique : « J’ai découpé dans un morceau d’écorce une tête de chien / dans laquelle on pouvait insérer son œil à soi (…) », parfois en défonçant les barrières de la raison résonnante : « Les enfants se sont couchés dans leurs lits / bien qu’ils aient essayé dans les douilles de leurs cartouches. »
Quoi qu’il en soit, le geste d’écriture chez l’auteure résonne socialement sur cette frontière entre ces deux pays que sont d’une part le monde et d’autre part la terre de désenchantement qu’il reflète. A chacun sa façon de s’y mouvoir en équilibre pour ne tomber ni dans l’un ni dans l’autre.
Mazrim Ohrti
Justyna Bargielska, L’enfant des dons, traduction Isabelle Macor, Éditions Lanskine, 2022, 72 p., 14€