J'ai le privilège de travailler pour un fleuron libéral de l'économie du pays, où l'esprit corporate est encore imprégné du sens de la famille comme un héritage précieux. Il y a trente ans, nous n'étions que des mutuelles de villages de montagne. Puis, au gré de fusions, d'acquisitions ou d'absorptions, et grâce à la loi sur l'assurance maladie obligatoire, le succès a été fulgurant.
Samuel Sauthier, surnommé Sam Sammler 1, alias SS, décrit en une phrase ce que la plupart des gens entendent par libéral. Le fleuron dans lequel Sam travaille a prospéré grâce à la loi sur l'assurance maladie obligatoire, autrement dit grâce à une loi qui n'est pas libérale du tout.
Plus loin Sam utilise le même adjectif pour qualifier des comportements qui, pour le moins, ne sont pas éthiques. Là encore, il s'agit de détourner le sens du mot, qui vient pourtant du mot liberté, laquelle n'existe pas sans respect de l'autre et en particulier de ce qui lui appartient.
Ceci étant dit, le personnage soi-disant libéral n'est rien moins qu'estimable, même si, à tout pécheur miséricorde, il n'est pas exempt de circonstances atténuantes. Car, dans la société qui l'emploie et qui n'est hélas pas la seule du genre, il occupe un poste qui n'est guère enviable.
Auparavant il prêtait sa plume au journal de l'entreprise, mais, à la faveur d'un remplacement, il s'est retrouvé dans le service clientèle, où le jeu consiste à trouver par écrit un prétexte pour ne pas rembourser des prestations. Il y a si bien réussi qu'il n'a pu réintégrer son poste originel:
L'ennui, quand on fait du bon boulot dans un sale boulot, est que personne ne veut vous changer.
Les Ressources Humaines lui ont accordé de partager son emploi du temps: Trois jours par semaine, je continuais au courrier. Les deux autres je rejoignais une équipe confidentielle. De quoi s'occupe-t-elle? D'exploiter le potentiel commercial du suicide assisté, sans réelle visée humaniste.
Tout cela n'explique évidemment pas pourquoi, le soir de Noël, il se retrouve en cellule de dégrisement. Alors le récit comble cette lacune. Comme dit plus haut, sans vouloir l'exonérer de toute culpabilité, ce n'est pourtant pas un affreux criminel, sauf peut-être aux yeux d'un animaliste.
Car les seuls crimes qu'il ait commis sont d'avoir involontairement écrasé le chat familial et d'avoir un peu trop abusé de boissons alcoolisées. Sinon, ce qui ferait vomir un député français fraîchement élu 2, il se régale d'araignées et de blattes dont il apprécie les chairs succulentes...
S'il a des pensées coupables, ce sont surtout dans ses rêves, où il accomplit des forfaits qu'il ne commettrait certainement pas dans la vraie vie. Et là, il faut le dire, il réalise toutes sortes de fantasmes qui sont dignes de la collection dans laquelle le livre satirique d'Eric Felley est édité.
Quant au titre, Take it easy, il s'inscrit dans la lignée de certaines entreprises d'aujourd'hui où il est d'usage de doubler [les] fins de phrase en anglais, signe de connivence dans le monde des affaires et, bien sûr, dans les entreprises qui pratiquent avec bonheur le crony capitalism 3...
Francis Richard
1 - Sammler veut dire collectionneur en allemand...
2 - Aymeric Caron
3 - Capitalisme de connivence
Take it easy, Eric Felley, 104 pages, Gore des Alpes