Séville, Florence, Rome, Naples, Athènes, Constantinople, la Palestine, l’Égypte et même le Japon sont quelques-uns des principaux jalons du long itinéraire projeté. Son épouse et sa fille l’accompagnent. La famille embarque sur l’Atlantide, un luxueux paquebot.
Lors d’une étape, dans un somptueux hôtel de Capri, après s’être savamment paré pour le repas du soir, le personnage fait un malaise. Il s’écroule soudainement sur le sol. L’agonie est brève, la mort s’ensuit très vite.
L’intérêt du palace exige qu’on dissimule au plus vite ce cadavre encombrant. Il est escamoté au rez-de-chaussée de l’établissement, dans une petite pièce presque sordide. Aucun cercueil pour évacuer le corps n’est disponible dans l’île. On improvise. Faute de mieux, une caisse de bouteilles d’alcool vidée, dont on retire aussitôt les séparations intérieures, y suppléera. Une misérable charrette emportera le défunt au port, puis vers le continent.
Ce qui frappe dans le récit effilé de Bounine, c’est l’extraordinaire fluidité du propos. Tout y est lisse, essentiel, économe, consécutif. Même si suffisante, l’information n’excède jamais le « juste assez ». Autrement dit, ce qui suffit tout juste à faufiler une narration. Sur le fil d’un invisible de rasoir, cette prestidigitation stylistique sans pareille, admirablement rendue par son traducteur, frappe.
Ainsi, de la fille du personnage, nous apprenons seulement qu’elle endure quelques troubles, que de l’acné se laisse imperceptiblement apercevoir sur son dos nu. Rien de plus. L’épouse est, pour sa part, uniquement assimilée à ses impeccables toilettes. Aucune psychologie n’éclot. Aucun trait de caractère ne filtre.
Chacun des membres de ce qu’un sociologue américain comme Thorstein Veblen (1) a pu qualifier de « classe des loisirs » se réduit aux rituels de sa caste, auxquels il sacrifie. Pour Bounine, ils sont ce sacrifice. Et lui seul. D’eux, nul affect jamais ne transparaît. Une impersonnalité foncière les distingue. Ce qui vaut pour ces personnages vaut de surcroît pour tous les autres hommes.
Les menues occupations et gestes résumant les activités de l’humanité sont décrits de l’extérieur, pêle-mêle comme des choses parmi d’autres choses : paysages, météorologies, traditions locales, etc. Et ce qui davantage importe sans hiérarchie. Chemin faisant, le lecteur identifie peu à peu des ensembles de signes épars dépourvus de signification.
Du réel, rien n’est omis, mais tout est appréhendé par un même impitoyable regard objectif. Ravageur et asémantique. Ravageur parce qu’asémantique. Aucune affectivité n’est repérable. Nous sommes en présence d’objectivations diverses juxtaposées. Mobiles et comme mécaniques. La cruauté d’une inviolable indifférenciation de ses composantes est la mesure de cet univers. Les fonctions sont multiples, mais leur sens demeure introuvable. L’apparence ne parvient pas à accéder à une quelconque essence. Après tout inexistante. Si abrupte est la sévère apédagogie de l’ouvrage.
De façon troublante, tout est glacial dans une socialité reconduite à une multitude de rites imbriqués décrits et attestés mais dépourvus d’épaisseur symbolique. Le tout évolue dans une sorte de vide cérémonie arbitraire. La mort rôde partout dans la désublimation d’une prose détachée ainsi conçue. Le frisson inaltérable de la description objectiviste laconique est peut-être son indice le plus sûr. L’artifice semble être l’étalon de tout aspect du réel. Mieux, il semble se confondre avec lui.
Les causalités abondent mais les rapporter à une cause quelconque s’avère paradoxalement impossible. Ainsi ignorons-nous, exemple parmi d’autres, de quoi est mort le personnage principal. L’écume de la philosophie de Schopenhauer ne clapote-t-elle pas, discrètement, tout au long du texte ?
Le discours se révèle de bout en bout pessimiste, mais, comme chez Leopardi, l’élégance de sa formulation procure un rare plaisir de lecture qui loin d’accabler exalte. Donne à penser. Séduit.
Avec légèreté et subtilité, le point de vue de l’auteur est amené par une citation liminaire – et donc par un hors-texte – de l’Apocalypse dont la résonance se trouve cependant reprise par le nom de continent disparu dudit paquebot – Atlantide – transportant – réellement et allégoriquement – les personnages pour finir par se métamorphoser en barque de Charon implicite. Allégorie commentée en filigrane par la danse sans fin – elle aussi allégorique – d’un faux couple d’amoureux – dûment stipendié, dûment maquillé – qui s’efforce d’animer – est-ce bien le mot ? – les soirées du bord selon une mise en abyme vertigineuse. Où toute signification s’égare à jamais.
Philippe Di Meo
[1] Cf. Thorstein Veblen, Théorie de la classe des loisirs, Gallimard, 1970.
Ivan Bounine, Un monsieur de San-Francisco, traduction du russe Christian Mouze, La Barque, 2022, 38 p., 13€.
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