Jean Michel Basquiat
African Hollywood
A tort ou à raison, les œuvres de Jean Michel Basquiat sont beaucoup associées à l’art haïtien. Sans débattre de cette question, notre intérêt pour ses œuvres s’explique de préférence par le fait que, dans bon nombre d’entre elles, écriture et image cohabitent sur le même support.
Il est important, de prime abord de situer l’art de Basquiat dans le temps et dans l’espace. Le temps c’est l’arrivée de cette figuration libre qu’on a dit être un Néo-Expressionnisme. On y retrouve entre autres mouvements antérieurs, les couleurs vives des Fauves, la force émotionnelle de l’Expressionisme allemand, et des éléments du Pop’art. L’espace c’est la ville de New York où le graffiti avait pris de l’importance.
Basquiat fait partie d’un groupe de jeunes émanant, pour la plupart, du mouvement Hip-hop des bas quartiers de New York. Ce groupe multiculturel voulait changer les normes en vigueur jusqu’alors dans le monde de l’art occidental. Il voulait aussi et surtout arriver à se faire reconnaître par ces institutions qui accueillaient rarement des artistes comme eux. Pour cela, il proposait un vocabulaire formel, différent, qui allait devenir l’emblème de l’esthétique audacieuse et sans limites de la décennie.
Parmi eux, Jean Michel Basquiat, graffeur, se singularisait par l’ajout de textes satiriques, politiquement chargés, qu’il signait de son tag SAMO. Pourtant ce n’est pas cela qui retenait de prime abord l’attention des observateurs. Pour eux, ces écrits n’ayant aucun caractère esthétique ou pictural, ils ne les voyaient que comme des éléments contribuant au mystère que créait déjà cet individu tellement exceptionnel. N’a-t-on pas vu sa personnalité, ses origines familiales, sociales et raciales susciter un plus grand intérêt que ses œuvres. Et quand on parlait de ses œuvres, c’était pour attirer l’attention sur sa technique brute, proche du primitif. On notait ses coups de pinceau agressifs et ses larges éclaboussures de peinture dus, disaient certains, à sa dépendance aux drogues fortes.
La marginalité de Jean Michel Basquiat et l’aspect formel de ses œuvres ont souvent détourné l’attention du contenu ce celles-ci. En effet, sous cette forme « révolutionnaire », on a omis de voir que Basquiat traitait de sujets qui lui tenaient à cœur. Dans ses tableaux, au milieu d’éléments codés, il ajoutait des portraits de ses idoles : musiciens, sportifs …, pour la plupart issus de la population noire. Il y mettait parfois son propre portrait comme pour affirmer son attachement à cette communauté qui était la sienne. Et puis, il y avait cette invitation au dialogue adressée au grand public, cette écriture qu’il incorporait à ses sujets chargés d’émotion.
Certaines œuvres, plus que d’autres, ont fait une grande place à l’écriture. Le cas de African Hollywood, prise ici comme exemple, est particulier car les textes dépassent de loin les quelques dessins tracés sur le support. Les mots écrits, repris, barrés, sont d’autant plus importants qu’ils nous font traverser des années de l’histoire des peuples noirs.
Ce qui saute aux yeux, c’est que la phrase retenue, par lui ou par un galeriste, comme titre de ce tableau est reprise plusieurs fois. Une chose semble certaine : Il a voulu attirer l’attention sur la présence, insuffisante sans doute, ou très stéréotypée des noirs dans l’industrie cinématographique américaine. Il est difficile de ne pas associer l’année 1940, inscrite sur la toile, à l’actrice afro-américaine Hattie McDaniel (1895-1952) qui, le 29 février a reçu un Oscar, celui de la meilleure actrice dans un second rôle dans le film Gone with the Wind (Autant en emporte le vent) sorti l’année précédente. Mc Daniel y incarnait Mammy, une parodie de la servante noire. Jean Michel Basquiat avait surement appris que le soir de cette première récompense reçue par une personnalité de race noire, celle-ci avait dû s’asseoir dans une section séparée au fond de la salle, l’Ambassador Hotel de Los Angeles n’accueillant pas les Afro-Américains.
Des trois portraits qui habitent la toile, la coiffure à elle seule de celui de droite suggère qu’il est un autoportrait de Basquiat. Le visage repose sur une main où sont inscrits PAW PAW, des onomatopées associées aux coups d’armes souvent entendu dans les quartiers noirs où il a vécu. Sur un fond d’un jaune éclatant, les textes sont écrits en lettre capitales. Il y a les mots POP CORN, ces grains de maïs traités et consommés en majorité dans les salles de cinéma nord-américaines. Il y a aussi les mots SUGAR CANE et TOBACO qui rappellent les industries qui ont été des champs d’exploitation d’esclaves noirs. Quant au mot BANANA, il fait surement référence à une chanson populaire jamaïcaine qui évoque des dockers noirs des Antilles, chargeant de nuit des bananes sur des bateaux à destination des pays du nord et qui, le jour venu, réclament leur paie. Par ailleurs, on y voit, sur un fond noir en bas, le mot GANGSTERISM, écrit en blanc et qui se passe de commentaire.
Il lui arrive de biffer parfois des mots ou des phrases entières. Ce procédé était destiné à attirer l’attention sur eux, pour mieux les voir. Obscurcis, selon lui, ils invitent encore plus à être lus. Le mot qui a une grande importance est souvent montré seul. Le conservateur Klaus Kertess écrivait à propos de Basquiat : « Il aimait les mots pour leur sens, pour leur son et pour leur aspect ; il a donné des yeux, des oreilles, une bouche et une âme aux mots. Il aimait dire qu’il utilisait des mots comme des coups de pinceau [1]». On trouve là un rapport particulier entre les mots écrits et les traces laissées par les coups de pinceaux.
Il est heureux de constater que, depuis sa mort prématurée, une lecture différente de l’art de Jean Michel Basquiat est proposée. On le considère comme étant bien plus qu’un peintre. Exposés au Brooklyn Museum (avril-aout 2015), ses carnets jusqu’alors inconnus, ont permis pour la première fois de le reconnaître comme écrivain/poète. Ces carnets mettent l’accent sur l’interaction particulière texte/image dans son art, offrant un aperçu sans précédent de l’importance de l’écriture dans le processus de l’artiste. On y trouve, par exemple, cette poésie qui, aussi fragmentaire soit-elle, « constitue la matière première qu’il a décomposée davantage pour les peintures dans lesquelles les phrases sont remplacées par des mots[2] ». Le catalogue illustré de cette exposition ainsi que la publication d’un fac-similé de ces carnets par les Presses de l’Université de Princeton, ont ainsi étendu le débat permettant de mieux comprendre le rapport que Jean Michel Basquiat avait établi entre textes et images.
Gérald Alexis
[1]– Kertess, Klaus – “0e Word,” in Jean-Michel Basquiat: !e Notebooks, ed. Larry Warsh (New York: Art + Knowledge, 1993), 17
[2] – Sante Luc – “The Unknown Notebooks of Jean-Michel Basquiat” The New York Time Style Magazine, 5 mars 2005, (https://www.nytimes.com/2015/03/05/t-magazine/jean-michel-basquiat-notebooks.html)