Une très courte nouvelle inédite (de 1937) d'André Dhôtel, probablement la première publiée, retrouvée il y a peu par un fan méthodique et chanceux.
L'intrigue est brève et simple : deux marchands ambulants (messieurs Chaider et Job) associés de longue date ne savent comment congédier (sans peine, mais sans faute) leur égrotante camionnette de tournées. L'un y mettra malencontreusement le feu en penchant trop bas le briquet éclairant sa nième panne. L'autre le convaincra que seul un tel hasard pouvait proprement défaire les choses. Ils retombent vite d'accord, la répudiation de leur commune vieille servante mécanique se validant par pardon mutuel, et achat d'un bolide sans âme.
Cette nouvelle porte bien son titre, car cette histoire n'a, à l'évidence, rien de passionnel ni d'émouvant. Elle n'est que sentimentale : alors que la passion est pure de sa nocive exclusivité, et l'émotion innocente de sa désarmante explosivité, le sentiment est de bric-et-de-broc, affect tiré d'un autre et le tirant en retour de lui, comme une épicerie ambulante des cœurs. Et sentimentale qualifie bien ici, non du tout une aventure, ou une foule à la Souchon, mais bien une histoire : une enquête menée à même leur vie par ceux dont elle est la seule intrigue.
André Dhôtel est l'absolu maestro du sentiment ; non pas, c'est vrai, du sentiment amoureux (d'ailleurs, l'amour qui est toute passion dans l'ardeur de s'attacher, et toute vertu dans la folie de se donner, n'est peut-être pas du tout un sentiment). Histoire sentimentale, c'est ça : récit de ce que la vie fait du cœur qu'on met à la nourrir, deviner en retour et porter plus loin. Même un cœur à la Job ou à la Chaidert ...
De même que travailler n'est pas seulement produire quelque chose, mais faire quelque chose de quelque chose pour quelqu'un ; et que parler n'est pas d'abord proclamer, mais (Aristote) dire quelque chose de quelque chose à quelqu'un (qui, comme pour le travail, peut être soi), éprouver ou ressentir n'est pas sentir, mais saisir quelque chose de quelque chose en quelqu'un (qui, là aussi, peut être soi). Un sentiment a la transitivité réfléchie des deux autres activités spécifiquement humaines : l'impatience par exemple saisit que pèse soudain trop ce qui n'arrive pas ; l'amertume saisit que nous vexe ce qui par ailleurs nous déçoit ; la nostalgie saisit, non l'irréversible, mais son océanique indépassabilité en quelqu'un ; la culpabilité consiste à se sentir puni par son propre usage de la liberté; la méfiance saisit comme ruineuse pour soi une idée repérée en l'autre etc. Tous les sentiments ont donc en eux ce rebond ou renvoi interne, et sont, pour un cœur, répercussion (écho conscient) de ce à quoi l'aura lié d'avoir battu. Et, comme le dit la page 31, seul l'être de sentiments (l'homme) médite, car méditer n'est pas seulement s'interroger, mais chercher à saisir de quoi l'on doute le plus. Et, montre la page 32, seuls aussi des êtres de sentiments savent lever leurs malentendus, et peuvent se détromper.
L'anthropomorphisme de la camionnette à sacrifier s'avoue candidement ici : elle est "bien vieille et malade", elle va comme une "carcasse" soucieuse d'harmonie, elle "sent le roussi" comme une initiative malheureuse, elle "gît" bientôt quelque part ... Mais on est chez Dhôtel, et chacun ne développera la leçon attendue qu'au sein de l'âme qu'il y apporte. Le "wagon" ruiné était-il quelqu'un à devoir confier au néant ? Est-il image de l'idéal que le réel directement périme ? Est-il la confuse nostalgie d'un corps désormais glorieux à l'égard de sa chair passée, qu'il faut bien que la grâce brûle ? On ne saura pas. Tout juste le génial ami Dhôtel (p.28) précise-t-il (aux futurs interprètes ?) qu'une nostalgie intelligente évitera jusqu'au moindre regard sur ses propres ruines. Il n'y a archéologie heureuse que de ce qui indiffère. L'objectivité enchantée seule survit. Et en effet.
Marc Wetzel
André Dhôtel, Histoire sentimentale, Lettres vives, 2022, 48 p., 12€
Extraits :
"Les pannes n'étaient pas fréquentes, mais longues. Job et Chaidert avaient appris la patience. Ils finirent cependant par souhaiter la destruction totale de leur machine.
- Nous ne devons pas, observait Job, acheter une voiture neuve avant que celle-ci soit tout à fait hors de service.
- Combien de temps attendrons-nous cette extrémité ? répondait Chaidert.
- Un accident mécanique peut amener une conclusion décisive, suggérait Job." (p.11)
"Il faut reconnaître que cette grande carcasse s'harmonisait avec la nature. Elle se balançait comme au gré de la brise. Des oiseaux venaient s'y percher.
Les deux associés, ce matin-là, après avoir desservi le premier village, décidèrent d'allonger leur circuit. Ils abordèrent une côte.
L'auto la monta si lentement que Chaidert put lier conversation avec des cultivateurs qui suivaient le même chemin.
- À vrai dire, constata-t-il après qu'on eut gagné le plat, la vitesse m'enferme dans une solitude mélancolique. Quand on va son petit train, on peut à loisir ouvrir son cœur au monde.
Il devait regretter ces paroles. Deux cents mètres plus loin, la camionnette se mit à tousser et s'arrêta pile auprès d'un petit bois.
- Je n'en suis pas surpris, dit Job" (p.15)
" Ils demeurèrent immobiles jusqu'au moment où éclata la dernière étincelle. Le châssis fut tordu et le moteur s'aplatit sur la route. Il resta vraiment peu de chose. Des sentiments confus se partagèrent alors le cœur des associés. Ceux-ci regrettaient la perte de leur vermicelle (ils n'avaient pu sauver tout leur stock de pâtes des flammes), se demandaient comment ils regagneraient la maison. De quel front aborderaient-ils leurs femmes ? Par quoi commenceraient-ils l'histoire de ce malheur ?
Chaidert confia ses remords à Job, qui trouva des raisons généreuses pour excuser le geste fatal " (p.22)
"- Je sais, dit Chaidert, que je suis seul responsable de l'incendie de la camionnette. Mais je sais aussi que tu es le seul à t'en réjouir.
- Tu regrettes notre vieux "wagon" ? coupa Job.
- Nous ne le regretterons jamais assez, se lamenta Chaidert.
- C'est bien mon avis, murmura Job.
- Et ils s'aperçurent qu'ils partageaient le même sentiment" (p.33)