Entre eux, dit-elle, eurent lieu de longs échanges, des conversations de vive voix, et dans cette évocation de leurs rencontres transparaît le souci de ne négliger aucune des nuances que recèlent certains mots, le désir de vivre avec le poème avant de le traduire, de l’accueillir dans sa langue, de retrouver le chemin emprunté par le poète… C’est que tous trois partagent assurément une même attente, l’espoir que le poème puisse encore proposer à chacun une « maison d’âme », dirait Mireille Gansel.
Chez cette dernière aussi bien que chez Antoni Clapés se retrouvent une même aspiration à la simplicité - dans le sens d’une décantation ou d’un approfondissement -, au poème « reflet de la vie / crédible, sans déguisement inutile », ainsi qu’un refus de s’interdire l’emploi du mot « beauté », toute suspicion se voyant comme balayée d’un revers de main. Refus proche de la revendication, lorsqu’Antoni Clapés choisit d’en faire usage au dernier tercet de chacun des douze poèmes qu’ouvre un même vers - « Là où la lumière de l’automne frémit » -, en proposant chaque fois une définition qui ne la réifie jamais et qui sache préserver sa part énigmatique, fugace, retirée, provisoire et presque intangible : aussi peut-elle être « sous-bois de mousses et de genêts » ou « murmure du poème / en retrait des arbres ».
Là où la lumière de l’automne frémit
et incendie des fruits d’eau
que personne ne ramassera jamais,
c’est là où commence la détresse
de la pensée qui cherche
où s’arrêter, où se dire.
La beauté est ce qui te trouble
quand tu contemples le dernier rayon de soleil
traversant un fil d’araignée.
Pays d’hiver est le lieu d’un mentrestant, un entre-temps, qui laisse percevoir « le profond souffle de la forêt », quand « le silence blanc / domine tout » et ensevelit les mots. Une façon de dire, nouvelle, se fraie alors un passage entre les marges blanches du paysage, et « la précise lenteur du poème » rejoint celle du promeneur dans la neige, qui ne cherche plus à savoir et qui « porte toute la douleur du temps / imprimée dans les lignes de ses mains ». Le poème ne semble pouvoir advenir que « Là où la trace finit / juste là où tout commence », s’en tenir à quelques mots-flocons venus se déposer et fondre sur la page presque malgré soi, au plus près de cette « langue du silence » si prégnante que surgissent ici et là des formulations paradoxales laissant échapper le son de la pensée, sans que rien ne soit jamais tranché ni définitif. Une approche de la parole appréhendant le silence comme « valeur nucléaire du mot » n’autorise qu’effleurements et notations légères, au fond très peu de chose : « Un bruissement de silence / s’élève du paysage blanc - »
Les aiguilles des sapins
de même que le poème cache
une voix humaine
qui peut encore t’abriter.
Le milan tournoie au-dessus du vallon –
lecteur contemplatif.
Il se déploie, le texte
vers les hauteurs de l’éther.
Pur frémissement entre deux instants.
La poésie d’Antoni Clapés exprime une aspiration au détachement, mais un détachement fait de délivrances successives, de dépossession progressive, plutôt que de renoncements volontaires, et que n’empêche pas, tout au contraire, l’attention portée à l’éphémère, « fleurs minuscules des forsythias », « racines enfouies dans l’inconscient » ou « crépitement de la glace qui se fêle ». Tel le peintre chinois, le poète, que hante ce vers de Philippe Jaccottet : « l’effacement soit ma façon de resplendir », s’éloigne peu à peu pour « Disparaître dans le brouillard. / Etre (le) brouillard. »
La lumière s’éteint avant l’heure :
le corbeau abandonne son croassement,
l’herbe abrite quelques instants
les derniers flocons isolés.
Les portes du monastère des mots
se sont refermées dans le lourd fracas
d’un instant –
si seul.
Et maintenant
tu n’es qu’une ombre sans ombre
et tu te tais.
Françoise Le Bouar
Antoni Clapés, Et le soleil dans ta main, édition bilingue, traduit du catalan par Mireille Gansel et Dolors Udina, La Coopérative, 2022, 114 p., 16€