Un lutrin artiste

Publié le 28 juin 2022 par Réverbères

 

Il était une fois un bête lutrin. Il n’avait jamais servi à rien, si ce n’est à « faire le job » : porter des partitions, sans se poser de questions, et puis se laisser replier, ce qui n’est pas une mince affaire, tous ceux qui s’y sont essayés vous le confirmeront. Bref, un lutrin banal, servile, ignorant même la beauté de la musique qu’il avait permis de célébrer.
C’était sans compter un spectacle que quelques passionnés avaient décidé de consacrer à Baudelaire, pour l’amour de la poésie et le plaisir de quelques spectateurs. L’histoire est incongrue et on ne peut certifier que ceux et celles qui la raconteront soient entièrement d'accord ni dignes de confiance. Mais ça se passait en juin 2022, cela n’est pas contestable.
Quelques heures avant la représentation majestueuse dans un cadre exceptionnel, il y eut – banalement – une soi-disant répétition. Un des intervenants n’étant pas sûr d’avoir mémorisé tous les textes somptueux qu’il avait à réciter ou à chanter proposa que ceux-ci soient déposés – banalement – sur ce vieux lutrin qui n’avait d’ailleurs jamais connu que ça durant sa longue vie : porter des partitions ou des textes, sans que personne ne se pose de question !
C’était sans compter la réaction d’une jeune intervenante. Ça ressemblait à quelque chose du genre :
« Ah ! non ! c’est un peu court, jeune homme !
On pouvait dire… Oh ! Dieu ! … bien des choses en somme…
En variant le ton, – par exemple, tenez :
Agressif : « Moi, monsieur, si j’avais un lutrin,
Il faudrait sur-le-champ que je l’envolasse sans fin ! »
Amical : « Mais il doit dégager de mon espace
Dans ma présentation, c'est une vraie menace ! »
Descriptif : « C’est un roc ! … c’est un pic ! … c’est un cap !
Que dis-je, c’est un cap ? … C’est une péninsule ! »
Curieux : « De quoi sert cette oblongue capsule ?
D’écritoire, monsieur, ou de boîte à ciseaux ? »
Nous crûmes comprendre que la position de ce lutrin ne seyait guère à la gente demoiselle, qui – il faut bien l’avouer – trouvait son charmant minois caché par le malheureux lutrin qui s’en trouvait désolé !
Ce n’était point le cas de l’intervenant incapable de mémoriser quelques mots baudelairiens et dont le vœu le plus intense à défaut d’être pieux était qu’on ignore ce lutrin obscur qui mettait en valeur – en voleur ? – son incapacité fondamentale…
La discussion fut vive, chacun des six autres intervenants apportant sa propre tirade pour défendre l’innommable. Las, la décision fut prise : ce malheureux lutrin serait transporté de droite à gauche, en fonction des besoins bien malicieux d’une mémoire défaillante.
Nous reprîmes donc le fil de la répétition, apaisé par ce consensus typiquement belge. Au premier voyage du lutrin, transporté avec la meilleure volonté de bien faire de l'intervenant désigné, il y eut un soubresaut ! « Ah, mais non, ce n’est pas là qu’il faut le mettre ! » Une autre intervint « Sa direction n’est pas bonne ! » Sans rien dire, une troisième se leva et vint déplacer le pauvre lutrin pour le déposer on ne sait où ni comment.
Tout le monde éclata de rire. Il fut instantanément décidé que ce lutrin deviendrait acteur de la représentation et que chacun des autres intervenants pourrait y apporter sa version. Des règles d’intervention furent cependant décidées. Question de professionnalisme quand même.
Lors du spectacle, les règles ne furent pas respectées. Mais une seule évidence restera, tant pour les intervenants que pour les spectateurs, ce lutrin minable, sans importance, devint un acteur principal qui fit naître quelques rires sincères. Pour un spectacle basé uniquement sur des textes de Charles Baudelaire, c’était en soi une gageure !
Que retenir de tout cela, pour autant qu’il faille en retenir quelque chose ? Sans aucune arrogance ou afféterie, on peut se dire qu’il suffit parfois de transformer une adversité en jouissance. Cultiver la joie, c’est parfois simplement pouvoir rire de soi-même !