Hélène Carrère d'Encausse, 2013
" Je suis très attachée à Sciences Po. cette école a été fondée par Émile Boutmy au lendemain du désastre de 1870, pour doter la France d'une élite capable de gouverner. Cela a été très utile, c'était différent de l'Université et complémentaire. J'ai toujours apprécié Sciences-Po. Même élue à la Sorbonne, j'ai continué à y enseigner, puis j'y suis revenue avec mon poste de professeur. La qualité des enseignements était remarquable. Hélas, comme beaucoup d'autres institutions, Sciences Po a peu-être trop voulu privilégier le changement... À un moment, son ancien directeur, Richard Descoings, a eu trop d'imagination. Pour lui Science-po devait devenir une super école de commerce, un super-HEC. Du même coup, il a commencé à négliger la vocation première de l'établissement : former les gouvernants de demain avec, avant tout, un bagage de culture. Il a rogné sur la culture générale, sur l'histoire, il a suivi le modèle des business-school américaines. C'était son obsession. C'est par là que les difficultés ont commencé. Il a appauvri l'enseignement et y a fait entrer certaines dérives des universités américaines. Seulement, aux États-Unis, on peut adopter une mode qui fait des dégâts, puis on l'oublie et on passe à autre chose ; en France, nous sommes très conservateurs. Quand nous décidons de réformes de ce type, elles sont installées pour un siècle. Et la modernisation de l'école a eu d'autres excès. Un jour Richard Descoings m'a gentiment fait visiter la somptueuse bibliothèque de Sciences Po, dont il était très fier car il la voulait telle. J'ai pu y admirer les sièges très confortables, les innombrables ordinateurs. Mais quand j'ai demandé : " Où sont les livres ? "Il m'a répondu " : " Sur les ordinateurs. " Considérer que le progrès, pour la lecture, c'était de ne plus avoir de livres entre les mains mais de les trouver sur un écran m'a paru une étrange conception..."
Hélène Carrère d'Encausse : extrait d'un entretien pour la revue Zadig, Septembre 2021.