Charlotte a mis quatorze heures pour venir de Toulouse à la région parisienne : des arbres qu’il fallait tronçonner empêchaient le passage des trains. Charlotte venait de Toulouse où elle avait assisté à la première soirée de Rio Loco, soirée ouverte avec un concert d’Emel Mathlouthi, « chanteuse de tous les Suds », dit la présentatrice sur FIP, radio où, de mon côté, j’écoute le concert en direct. Charlotte me dit qu’il faisait très chaud au bord de la Garonne ce soir-là, 43 degrés, et que la chanteuse devait souffrir de la chaleur, vêtue de son kimono noir. Mais non, Charlotte, Emel ne chante pas des chansons traditionnelles revisitées : ce sont ses compositions. Je n’ai moi-même découvert l’étendue des qualités musicales et poétiques d’Emel qu’après un certain temps. N’a-t-on pas tendance à classer un.e artiste selon la première découverte qu’on en fait ? Or, après une dizaine d’années, il est évident qu’on ne peut enfermer Emel dans un style figé. Elle explore divers univers musicaux et travaille sans cesse ses chansons, seule ou accompagnée d’un ou plusieurs musiciens, en les confrontant à des procédés différents. Ce 15 juin, à Toulouse, elle est accompagnée d’un ensemble musical (clavier, percussions, quatuor à cordes) composé majoritairement de femmes. De plus, elle invite dans son spectacle trois autres chanteuses : Léonie Pernet, Laura Cahen et Awa Ly, élargissant encore sa palette Une douzaine de chansons traversant les dix ans qui se sont écoulés depuis la création de Kelmti Horra (« ma parole est libre »), cette chanson pour laquelle je me lève et dont je ressens en moi qu’elle me lie à des publics nombreux du monde entier, et que Charlotte a fredonnée à la fin de ce concert. Je me sens porté par les rythmes et les paroles chantées ce soir-là en arabe ou en anglais et dont j’ai lu les traductions. Ce que je ne vois pas, je l’imagine, ce sont les mouvements de danse d’Emel, les partages avec les trois autres chanteuses, une histoire d’amitié et de magie, comme le dira sur FIP après le concert Awa Ly : « entre nous, il y a de la magie, et, quand il y a de la magie, c’est que l’âme agit ». Dans une chanson qu’Emel n’a pas interprétée ce soir-là, à Toulouse, elle dit, s’adressant aux tyrans (Dhalem) : « Le temps t’emportera mais mes mélodies sont éternelles ». Assistant au concert d'Emel ou l’écoutant comme je l’ai fait, j’ai le sentiment de prendre part à cette éternité.
photo : Emel Mathlouthi au festival Rio Loco 2022 ©Radio France - Guillaume Schnee