Mathias Énard, 2019
" Elle lisait, ses cheveux tombaient de chaque côté de son visage, elle avait seize ans, la guerre avait transformé sa vie, changé sa famille, ses habitudes, elle avait dû laisser l'école, travailler, vivre avec une tante qu'elle connaissait à peine, avec une folle et un combattant. je regardais ses mains sur les pages du livre, ses doigts sans bagues, ses avant-bras bronzés.
La première personne que j'ai tuée au combat, de près, c'était le second jour de la guerre. l'officier m'avait posté dans une maison à l'angle d'une rue, derrière une fenêtre du rez-de-chaussée et il m'avait dit si quelqu'un passe, tu tires. J'avais une kalachnikov, je suais tout ce que je pouvais, il faisait chaud et j'avais peur.
Au bout d'un moment j'ai vu arriver un homme avec l'uniforme ennemi. J'ai commencé à trembler, à hésiter, je ne savais pas si tirer ou non, je le voyais marcher comme ça tranquillement dans la ruelle, il n'avait pas l'air dangereux et pourtant quelque chose m'a fait pointer l'arme vers lui et tirer, une sorte de curiosité, l'envie de voir ce qui allait se passer. Mon fusil était en position rafale, j'ai envoyé quinze cartouches en trois secondes sans m'en rendre compte. À trois mètres de moi j'ai vu la surprise sur le visage de l'homme, ses yeux s"écarquiller pleins de douleur, son corps sursauter et se déchirer, sa chemise partir en morceaux, son sang gicler par-derrière contre le mur et je ne comprenais pas qu'il fallait que je retire mon doigt crispé de la détente, l'arme me secouait autant que le corps qui reculait sous les coups. Finalement il est tombé contre le mur d'en face, une plaie immonde s'est ouverte au niveau de son ventre, il en sortait des bouillonnements de couleur et de viscères, sa jambe droite s'est mise à trembler sur le sol, elle a battu très vite quelques secondes sans fin avant de s'immobiliser dans une dernière contraction. J'étais tout tremblant moi aussi et je suis tombé à mon tour derrière ma fenêtre, je ne voyais que cette jambe qui se convulsait, qui montrait les ressorts du corps en train de se défaire, la machine s'emballer. Mon biceps s'est mis à se contracter, j'étais électrique, je palpitais, je ne voyais rien, j'avais peur. Peur d'être moi-même là-bas contre le mur, peur de cette douleur surprise que j'avais vu sur le visage de l'homme ; j'avais peur de devenir un lézard qui se contorsionne dans son sang en perdant ses tripes et je me suis mis à pleurer en sanglotant comme si je m'étais tué moi-même, jusqu'à ce que l'officier revienne me chercher, je ne sais combien de temps après.
Sa main sur mon épaule et sa voix amicale m'ont remis sur pied, j'avais un peu honte de m'être laissé aller. C'est toujours cette jambe, cette contraction inhumaine que je revois dans mes cauchemars, pas le sang ni les visages des morts. Ce sont ces secondes d'agonie violente qui se sont imprimées dans ma mémoire et que je redoute jusqu'au fond de moi. Parfois, après un tir, quand la cible se tord sur le sol, je suis obligé d'éloigner la lunette pour échapper au souvenir du type de la ruelle.
Il faut s'habituer, apprendre à se dominer et à cacher ses faiblesses.
Je pensais à tout ça en regardant Myrna lire sur le balcon, et je me demandais quel était le souvenir qu'elle souhaiterait oublier, quelles images avaient pour elle la force et le danger des miennes - aucune, sans doute. Sa présence me calmait, sans qu'elle ait besoin de parler ou de faire quoi que ce soit, mais je sentais une vague tristesse m'envahir avec le soir qui tombait, je n'avais envie de rien, ni d'elle ni de quoi que ce soit d'autre... "
Mathias Énard : extrait de "La perfection du tir", Actes Sud, 2003. Du même auteur, dans Le Lecturamak :