Présence d’une mystérieuse Marianne
Longtemps après, la découpe des souvenirs dresse de curieux fantômes qu’il devient nécessaire de tirer vers le présent. Impérieuse fidélité, soudain, réapparition quand le voile des obligations s’est enfin levé ; il est temps de fabriquer des formes dans sa mémoire. C’est une figure oubliée qui ainsi, non pas resurgit, mais surgit dans ce livre publié par Les Amis de Plein Chant.
Années cinquante à Paris, venue de Yougoslavie, anciennement nommée Nikolic, Ivsic à ce jour, une certaine Marianne s’est installée rue Galande, et plus tard rue Charlot, on sait son amitié pour Benjamin Péret, on sait que cette « rue Galande est une forteresse, c’est pour cela qu’André [Breton] a pu s’y réfugier pendant la guerre d’Algérie, alors qu’il se sentait menacé… » On sait qu’elle a pris les armes en 1944 aux côtés des Partisans, on sait qu’elle apparaît sur certaines photos du groupe surréaliste, on sait qu’elle signa en mai 68 « Une camarade yougoslave qui en sait long » un tract fameux qui réclamait de détruire le pouvoir sans surtout vouloir le prendre, on sait qu’au gré d’une histoire d’amour elle fréquenta un atelier de Ménilmontant qui fut un lieu de réunion des Enragés (entendez : René Riesel, Gérard Bigorgne, par exemple) et des Situationnistes (encore Riesel, René Viénet, Guy Debord, etc.). En 1968, on entend presque Guy Debord déclarer à Marianne, interrogatif : « André et Benjamin ont vainement attendu ce moment… » Et Marianne lui répondre qu’elle n’était pas certaine qu’ils auraient « sauté au plafond ».
Un des tableaux que Marianne a peints longtemps après les frasques de sa jeunesse est ici reproduit, titré Don Juan, daté de 1981. Il n’est pas signé, pas plus que ceux qu’elle faisait jadis. Il s’agit peut-être de tout occulter de ce qui a importé à quelques-uns, ainsi que le suggère l’auteur de ce livre-appât, citant André Breton, lui-même : « Je demande l’occultation profonde, véritable, du surréalisme. »
On sait d’ailleurs que Marianne avait la manie d’effacer les traces, d’« obscurcir volontairement son parcours ». Qu’Alice Debord a néanmoins trouvé dans ses archives quelques photos témoins de cette époque, de cette amitié. Les images sont reproduites dans l’ouvrage, on voit cette belle femme aux côtés d’Alice ou de Guy Debord, ou d’un ami de ceux-là.
Alain Segura, quant à lui, réveillé par des solliciteurs serbes en mal de résurgence, enquête et écrit ce livre, se souvient à la première personne, il a bien connu Marianne la mystérieuse, Riesel, anarchiste précoce, devenu plus tard éleveur de moutons et militant anti-industriel, auteur de pamphlets aux éditions de L’Encyclopédie des nuisances ; Viénet, devenu sinologue et préfacier du livre de Simon Leys qui allait ridiculiser définitivement les militants et salonnards maoïstes. Il revisite ou se souvient. Revoit la statue en plâtre sculptée par un certain Jean-Paul, artiste adoré par Marianne et témoin taiseux encore longtemps après, statue de Charles Fourrier pour laquelle Bigorgne a posé, qui fut réinstallée par un commando d’enragés en mars 1969 place de Clichy, sur son socle orphelin depuis que les nazis avaient détruit l’originale, en 1942. Cet épisode est raconté dans le n°11 de l’Internationale Situationniste, avec mention de la plaque déposée aux pieds d’un grand homme : « En hommage à Charles Fourrier, les barricadiers de la rue Gay-Lussac. »
Même s’il est vrai que Marianne aurait sûrement préféré le silence, de l’aveu même de Segura, nous sommes heureux de faire sa connaissance, là où l’histoire de nos vies n’a pas besoin d’être avérée, même si elle a eu lieu (mais avons-nous seulement vécu ?). Dans ces pages un passé incertain se trimballe, avec des accents de mélancolie en rapport avec une réalité qui a laissé bien peu, et pourtant beaucoup, pour qui sait mesurer. À travers l’opacité du temps.
Jean-Claude Leroy
Alain Segura, Une saison avec Marianne, Les Amis de Plein Chant, 96 p., 2022. 15 €.