(Note de lecture) Anne Belin, Les Précipités, par Mazrim Ohrti

Par Florence Trocmé


Anne Belin nous tend d’entrée de jeu la clé de lecture la mieux appropriée en usant du conditionnel. A savoir, au bon vouloir du lecteur qu’elle force à s’impliquer malgré tout dans ce monde très controversé : « Dans ce livre il y aurait un esprit libre d’aller son allure, et d’aller ailleurs, de faire la traversée. / Je voulais fuir oui par mon livre / sauter ailleurs / fuir cet enfermement / la folie collective. » Préalablement, la définition du précipité sur le plan chimique est mise en exergue afin de circonstancier le poème dans son propre dépassement, le rendre à sa simple cause. Toute poésie, depuis le commencement, ne fait-elle pas au fond l’objet d’une expérimentation alchimique ? On notera après l’exergue, le « prélude » et la « vie d’avant », comme une double antichambre.
Car ce recueil se découpe (et se visite) comme une maison aux pièces offrant méditations, réflexions et /ou repos de l’âme : « L’ordinaire est ordonné. / L’ordinaire se produit dans l’ordre attendu. / S’étonner de l’ordinaire est une tâche humaine très difficile, et hautement artistique. » Une maison dont le faîtage permet une visée axiologique pour l’auteure. Chaque section donne l’allure d’un genre narratif différent, selon les dispositifs d’écriture visibles de prime abord. En réalité, on se trouve à la croisée du journal intime qui introduit forcément la réflexion et que justifie comme ici le récit de voyage. Des voyages plus ou moins lointains. Des pavés parisiens et nîmois pour une épopée du quotidien où le « Moi ici n’a aucune importance, doit seulement se laisser porter (…) » à une « séquence baltique » dont la contemplation dans un espace moins familier surgit là où « Le poète peut aller dans le langage / Fondre les sons et repenser tout / Refonder la vie aller au front / Puis sortir au-devant les yeux bandés. » Ces deux espaces (et espèces) de pérégrinations se caractérisent par deux approches (prose et poésie) qu’un vieux mythe littéraire continue d’opposer, disjoindre, désagréger. Ce pour quoi un creuset est plus utile qu’un simple pont pour « les précipités ». Dans les « huit récits », Anne Belin nous gratifie déjà d’un ton qui mêle écriture blanche et lyrisme avec une belle fluidité : « Paris rue Montrosier, 19 h 47 / Au bar je bois un vin blanc de Gascogne. (…) L’Harmonie, Ô larmes, ce zinc, c’est tout moi, c’est mon atelier poétique. »
Un voyage ne serait rien sans se pencher peu ou prou sur le relief d’un parcours qui toujours relie le corps à l’âme. Surtout lorsqu’il s’agit d’un environnement dépouillé, plutôt aride. « La Séranne est pleine de trous », où convergent « le sacré, le réel, l’art. » Où « Cherchant par quelle face attaquer la Séranne, / j’aboutis au 9 rue de la Poésie à Montpellier (…) ». Comme le véritable instinct se dévoile de son propre aveu.  
« Les précipités », dernière section du recueil est la résultante de cette bouillonnante quête de soi en image sans que cela apparaisse sous les auspices du bilan, compte tenu des points de repères que forment nombre d’anecdotes. « Croiser les fils », « Composer les motifs » dans « Un napperon pour Jacques R. » laisse ainsi l’auteure emporter ses cahots au regard de la typographie, qui commence dans ce passage abruptement pour atteindre plus de… sérannité ? « Les précipités » offrent cette double visée permettant d’inclure sa vie dans le monde sur lequel ses considérations s’épargnent toute vaine critique pathologique mais y sont parvenues au contraire par un chemin de sagesse. Ou comment le ton s’éclaircit et se pose enfin jusqu’à dire : « Que tout cela est drôle. / Que tout cela est étrange. / Que tout cela est vital. ».     
De ce creuset émerge la vie et ses attaches. Ce qui semble être un perpétuel questionnement ne l’est plus, mais davantage l’acquisition reconnue de toujours plus de connaissance de soi, jusqu’au bout, l’ultime fin. Là où « tout se recoupe et se recompose ».
Mazrim Ohrti
Anne Belin, Les précipités, éditions tituli, 2022, 122 p., 15€